"Le dopage est une pratique culturelle dans le cyclisme"

Patrick LAURE, universitaire, spécialiste des drogues de la performance



L'evolution de ce sport est intimement liée à celle de la pharmacopée


"De quand date l'apparition du dopage dans le cyclisme ?

- Peu de temps après la création du premier club de vélo en France, à Rouen en 1868, des écrits font référence à des substances censées améliorer la performance. Dés 1880, il existait des mélanges de stupéfiants, constitués à partir de morphine ou de cocaïne. Aux alentours de 1892, on commercialisait même des potions à base d'alcool destinées aux cyclistes, comme l'Elixir de vitesse ou encore le Vélo Guignolet. Le champagne était également très prisé des coureurs à cette époque. Le premier cas de décès, dû au dopage, remonte à 1896 avec la mort du Gallois Arthur Linton quinze jours après sa participation à Bordeaux-Paris. La thèse officielle évoqua une fièvre typhoïde. Il semble, en fait, que le coureur ait été victime d'un mélange à base de morphine qui lui aurait été administré par son soigneur.

- Est-ce parce que le cyclisme a toujours été un "sport de souffrance" que cette recherche de produits miracles s'est instaurée dès les premières heures ?

- Sans doute. Cela dit, il était difficile de jeter la pierre aux sportifs de cette époque-là. On se "dopait" en effet fréquemment dans le monde du travail. Les conducteurs de bateaux à vapeur prenaient du maté, par exemple, pour tenir le coup. Il était également courant de consommer des substances comme le ginseng ou l'éphédra dans des professions soumises à un effort physique. Les cyclistes étaient considérés comme des travailleurs comme les autres. Personne ne parlait de tricherie à leur égard.

- La gamme des produits utilisés par le cyclistes tout au long de l'histoire semble assez invraisemblable...

- Effectivement. Dès le début du XX e siècle, par exemple, les cyclistes utilisaient de la strychnine comme des stimulant. Au départ, la strychnine est pourtant un poison assez redoutable. De la même façon, on absorba des mélanges à base d'arsenic pour lutter contre la douleur. Cet usage dura même pendant de nombreuses années.
En 1957, un jeune cycliste amateur trouva d'ailleurs la mort après avoir avalé une potion mal dosée en arsenic. Quant à la cocaïne, notamment évoquée par Albert Londres dans le tour de France 1924, elle aussi fut présenté dans le pelotons jusque dans les années 50. On la trouvait sous forme de pommade. Les coureurs en enduisaient leurs cuissards, ce qui leur donnait une impression d'euphorie alors qu'ils étaient en plein effort. C'est dans ces années-là que sont arrivées les amphétamines. Une affaire éclata dans le Tour de France 1955 après le malaise survenu au coureur français Jean Malléjac sur le mont Ventoux en raison d'un abus d'amphétamines. Son soigneur, qui était aussi celui de Charly Gaul, fut expulsé du Tour. Ce fut le premier cas d'expulsion pour cause de dopage. Les "amphés" étaient alors monaie courante. On se les injectait avec des seringues spéciales que l'on pouvait désinfecter, le soir à l'hôtel, en les branchant dans une prise électrique.

- Le peloton s'est-il tout de suite "intéressé" aux progrès réalisés par la science ?

- Oui. Et pas toujours avec succès. Ce fut par exemple le cas lorsque le médecine trouva une application à la digitale grâce à son extrait (la digitaline) que l'on commença à administrer aux cardiaques afin de réduire la cadence de leur coeur. Les cyclistes se sont dit la choses suivante : "Les grands champions ont tous un coeur qui bat lentement ; il nous faut donc de la digitaline !" Ce raisonnement, bien sûr, était absurde.

- Les anabolisants ont-ils également été récupérés par le monde du cyclisme dès leur apparition au début des années 60 ?

- Non, car ces produits étaient censés augmenter la force physique. Ils étaient donc davantage destinés à des sports comme l'altérophilie. Le vélo s'y est mis, néanmoins, mais plus tard. Il faut dire aussi que la gamme des produits "traditionnels" était encore très importante dans les années 60. Il n'y avait pas vraiment besoin de chercher ailleurs.

- Au regards de l'histoire du cyclisme, peut-on considérer l'usage de produits dopants comme une "tradition" ?

- J'en parlerais plutôt comme d'une culture. Un événement illustre bien cela. En juin 1966, les coureurs du Tour de France ont fait grève afin de protester contre la loi antidopage votée quelques mois plus tôt par le parlement. Ils estimaient qu'il s'agissait d'une atteinte au droit du sportif de disposer de lui-même. La grève n'a duré que quelques minutes : les coureurs sont descendus de machine et ont marché le vélo à la main, tout en étant soutenus par la foule.
Autre exemple de la dimension "culturelle" du dopage : le vocabulaire utilisé. Jusque dans les années 70, certains soigneurs possédaient ainsi une malette qu'ils appelaient "la petite famille des amphétamines". On y trouvait "la mémé" (le Meratran), "le pépé" (le tonedron), "la petite lili" (le Lidepran) et "le cousin Riri" (la Ritaline).

- Le monde du cyclisme s'est-il toujours caché la face à l'égard du dopage ?

- Non. Lors du Tour 1962, douze coureurs ont dû abandonner en prétextant qu'ils avaient été intoxiqués par des soles avariées. Ils l'avaient été, en vérité, par un mélange de morphine mal dosé. Le Dr Pierre Dumas, qui était le médecin du Tour de France, et le docteur Robert Boncourt, qui était celui du Tour de l'avenir, avaient réagi en publiant des encarts dans la presse afin de mettre en garde contre les dangers du dopage. Le lendemain, les coureurs ont menacé de faire grève. Il n'empêche que ces deux médecins furent à l'origine des premières mesures de lutte contre le dopage. A leur initiative, un colloque européen fut organisé à Uriage-les-bains l'année suivante. Et ce colloque est née la loi contre le dopage de 1965. S'il existe une culture du dopage dans le cyclisme, il y existe également une culture de l'antidopage. Il ne faut pas l'oublier."

Propos recueillis par Frédéric Potet


Patrick Laure publié "le Dopage", presses universitaires de France, 1995.