Introduction
" Aspects psychologiques de l’examen échographique dans les cas de grossesses gémellaires ".
L’intérêt suscité par le thème des jumeaux n’est pas nouveau. Si nous reprenons les termes de René Zazzo (Zazzo, 1986), lorsqu’il explique l’origine de son attention pour le phénomène : " Par la médiation de leurs couples exemplaires, je prétendais atteindre une psychologie générale du couple, susceptible de nous éclairer sur la genèse de la personnalité, du moi dans ses rapports avec l’autre ", il semblerait que l’analyse des particularités de cette relation duelle originaire puisse placer un nouvel éclairage sur certaines spécificités de la genèse de l’individualité, dans son rapport avec l’autre.
Cette relation duelle originaire, largement surdéterminée par l’entourage, se voit encore renforcée par l’effet-de-couple isolé par René Zazzo (Zazzo, 1984), effet qui ne peut rester sans conséquences sur le développement des enfants. Il dira même qu’à son avis : " S’il existe une particularité gémellaire c’est bien dans l’analyse de l’attachement d’une symbiose surdéterminée qu’il faudrait la chercher. "
Du point de vue de la relation avec la mère, on peut penser à une probable originalité d’interactions à trois et non plus en dyade. C’est le travail présenté ces dernières années par Monique Robin et Irène Casati, qui s’attachent à observer les particularités des schèmes d’attachement induits par cette situation ; l’analyse est menée sous l’angle d’un principe de monotropie de l’attachement maternel (Robin et Casati, 1995) .
On voit se dessiner là un aspect de la complexité de la relation et il nous faut envisager la relation mère – jumeaux, selon les termes de Monique Robin et Irène Casati (1995), comme " un système interactif complexe dans lequel les trois membres s’influencent mutuellement. La triade mère – jumeaux n’est pas une juxtaposition de deux dyades mère – enfant. Elle constitue un tout organisé où chaque partenaire est doublement orienté vers les deux autres, dont il perçoit les relations étroites. ".
Ces réflexions nous ont conduit à chercher à réaliser un travail d’observation systématique des projections parentales au cours de ce moment si particulier qu’est celui d’une échographie embryonnaire. Ce moment est, en effet, spécialement riche en émotions : on passe à travers les membranes, on fait effraction dans le corps de la mère, on visualise les embryons sous un aspect indéchiffrable par les profanes et fréquemment ressenti comme une appropriation illégitime du fœtus par l’échographiste. Cette expérience, qui, au premier abord, semble se vivre essentiellement à travers le regard, se déroule simultanément, pour la mère et pour le technicien, comme une confirmation des sensations physiologiques de la mère par le regard " objectif " de l’échographiste posé sur son écran. Ce processus engendre un lien qui nous a semblé particulièrement fort entre la mère et l’échographiste, lien de type transférentiel.
Une fois les risques pathologiques écartés, l’échographiste revendique l’importance de ce processus de validation des sensations de la mère. Ainsi, un échographiste de l’hôpital Béclère a pu spontanément nous livrer cette constatation : " souvent, on a remarqué que les parents ne vivaient que d’une échographie à l’autre ".
Si nous reprenons l’axe différenciation - gémellisation, relevé par les travaux de Robin et Casati dans ce même article précédemment cité, qui qualifie la dispersion des comportements des mères avec leurs jumeaux, nous pouvons imaginer que le regard porté sur l’image échographique par le couple parental développe ce même type d’axialisation. Ainsi les images échographiques peuvent se trouver être le support d’une nette différenciation dans les situations intra-utérine des embryons, et le travail de validation par l’échographiste des sensations endo somatiques de la mère va alors dans ce sens. Cette différenciation est vécue à la fois sur un plan géographique : la mère perçoit que ses jumeaux ne se situent pas au même endroit de son ventre, qu’ils ne bougent pas de façon identique, mais aussi sur un plan développemental : ils ne poussent pas au même rythme, ni ne bénéficient de la même quantité de liquide amniotique, etc..
Du côté de la gémellisation, ou pour reprendre l’expression de Zazzo d’une surdétermination du phénomène gémellaire, nous retrouvons toute une fantasmatique d’indifférenciation et de non séparation, qui prend une dimension spécifique dans les cas malheureusement fréquents de développement pathologique de ces grossesses. C’est ici, par l’existence de cet " individu en deux exemplaires " que didymologie se rapproche de tératologie.
Monique Bydlowski, dans ses différents travaux (Bydlowski, 1997 et 2000) sur l’expérience intérieure de la maternité, nous a fort bien décrit " l’enfant imaginaire… Perçu de l’intérieur… Occasion d’excitations endo somatiques… Source de rêves nocturnes… Lieu de projection du capital représentatif de chacun de ses parents... ".
Et nous retrouvons également dans les grossesses multiples la présence de ces fantasmes dans la psyché des mères. Mais, la présentation des cas cliniques nous permet de voir que ces fantasmes développent également l’idée de la complexité d’une présence double gorgée de projections de relations idylliques ou conflictuelles entre ces deux êtres. Nous avons choisi d’appeler socialisation précoce cette propension à la création de scénarios entre les fœtus, propension qui, si elle est inhérente à l’examen échographique en tant que tentative d’humanisation d’un fœtus, est ici renforcée et complexifiée par cette double présence.
Dans le milieu médical, ces grossesses sont facilement qualifiées de grossesses à risques. Ce qui a rendu nécessaire le développement de plusieurs annexes de ce mémoire consacrées à ces risques pathologiques. La grossesse multiple conserve toujours quelque chose de peu ordinaire. Selon le professeur Papiernik en 1991, sa fréquence est de 1/89 grossesses dans une population européenne. Mais, il faut savoir que ce chiffre est en augmentation constante, les médicaments inducteurs de l’ovulation présentant comme inconvénient majeur le risque accru de grossesse multiple ; on parle même à l’heure actuelle " d’épidémie des grossesses multiples ". Or, si la maîtrise de ce traitement de l’infertilité évolue favorablement, elle est, toutefois, encore loin d’être parfaite. De même, la fécondation in vitro est devenue une source importante de grossesses gémellaire et multiple, cette augmentation étant favorisée cette fois par le nombre d’embryons transférés. Restreindre ce nombre pose un problème du fait que la réussite d’une grossesse augmente très vite avec le nombre d’embryons transférés.
Une première partie de ce mémoire est consacrée à la présentation du contexte dans lequel s’effectue ce travail d’observation. Après un très rapide survol historique de la mise au point de l’utilisation des ultrasons dans le domaine de l’obstétrique, une présentation succincte mais détaillée de son utilisation technique actuelle, nous présentons brièvement les phénomènes pathologiques de la grossesse gémellaire, sous leurs aspects biologique et physiologique. Les annexes situées en fin de mémoire complètent cette présentation que nous n’avons pas voulu trop pesante dans le corps même de ce travail.
Puis, nous exposons précisément l’environnement où nous avons effectué notre travail. Le cadre de l’hôpital Antoine Béclère et celui du Centre d’Échographie de l’Odéon diffèrent sur de multiples plans (type de clientèle, temps consacré au malade, technicité des appareillages, suivi des patientes, etc.) Dans la présentation de notre échantillon de population, nous avons ressenti le besoin de spécifier les cas où la grossesse s’est déclarée spontanément et les cas de ceux qui ont utilisé les techniques de l’assistance médicale à la procréation.
Enfin, en nous appuyant sur l’analyse du dispositif très spécifique de l’examen échographique en obstétrique en général, nous présentons quelques aspects de ses répercussions psychologiques sur le couple parental.
Une seconde partie est consacrée à la présentation des observations elles-mêmes. Nous suivons la mise en scène de l’examen précédemment décrite et en transcrivons les moments les plus marquants. Les 12 observations sont représentatives d’un certain nombre de caractéristiques qui reviennent régulièrement. Plusieurs axes ont guidé ce choix : la concentration de la mère sur la validité de ses sensations endo corporelles, qui peut nous indiquer la mesure de son besoin de différencier ses foetus. Et la présence ou l’absence d’un travail d’humanisation des fœtus par le fantasme, qui passe souvent par des thèmes de socialisation les mettant en scène.
Il nous semble nécessaire, par ailleurs, de souligner les particularités de ce type de travail d’observation que nous avons choisi de faire. Il s’agit en l’occurrence de l’observation éphémère d’un couple, quasiment anonyme, se présentant, privé de l’originalité de son histoire propre, privé de l’histoire de son désir d’enfant et observé dans un moment court d’intense émotion, comme découpé en " tranches d’échographies ". Il appert que le morcellement d’une période de mutation aussi radicale que peut l’être une grossesse est si artificiel, si frustrant pour l’observateur que nous nous sommes vite trouvés confrontés à des problèmes de placement, de point de vue, de méthodologie. C’est ainsi qu’à maintes reprises, nous nous sommes surpris à errer entre plusieurs observations :
Celle d’un échographiste aux prises avec les aléas de sa pulsion scopique, ou de ce qu’il faut bien appeler l’utopie de l’eugénisme médical ; nous pensons ici à une échographiste de Béclère, qui nous expliquait que certains jours, où elle se trouve particulièrement tourmentée par des soucis personnels, fait son examen, mais dans une conscience sourde de ne plus rien voir…
Celle des parents et de la mise en scène de leur relation de couple devant un tiers, susceptible de valider ou non la qualité de leur œuvre de chair… ; nous pensons à ces couples ayant utilisé des techniques qui ont parfois malmené le narcissisme de l’un d’eux (ICSI ou don d’ovocyte) …
Celle de la mère et de ses mouvements ambivalents qui ressurgissent au décours du développement de ses fœtus ; nous pensons à cette mère qui faisait la grimace en apprenant porter deux filles, ou à cette autre mère qui, d’emblée, affirmait " De toutes façons, moi, je ne veux pas de garçons ", elle porte deux fœtus XY…
Celle du père, souvent évacué dans le processus transférentiel entre la mère et l’échographiste ; nous pensons à un père refusant de regarder l’écran et nous expliquer qu’il préférait les garder dans sa tête, ou à un autre, assis à l’autre bout de la pièce dans un mutisme complet.…
Celle des fœtus et du déploiement de leur motricité à travers le jeu de leurs interactions. Nous pensons à ces images magnifiques de fin de grossesse, quand le liquide amniotique est encore assez abondant et où l’on voit la membrane se déformer sans arrêt au gré des jeux de jambes et de mains des fœtus. Ils nous donnent alors véritablement l’impression de se toucher, de se frotter l’un contre l’autre, ou bien alors de se heurter ?…