Scénographie de l’échographie obstétricale
Le terme scénographie nous a paru réunir plusieurs dimensions qui coexistent dans le dispositif technique de l’examen échographique et dans l’organisation de sa mise en scène. De l’avis des spécialistes de la scénographique (Sonrel, 1984), chaque mise en scène qui doit se répéter organise spontanément une scénographie qui lui est propre. Si l’on cherche à décrire la circulation des émotions et à spécifier l’apparition des projections fantasmatiques des parents au cours d’un examen échographique, il est indispensable de s’attarder sur une étude du décor, comme du matériel technique qui en fait l’ornement mais qui ouvre aussi une autre perspective inaccessible sans lui, de la place fixe ou libre de ses acteurs et enfin du déroulement de l’examen lui-même.
Le décor
On peut en relever plusieurs caractéristiques :
La salle d’examen est composée d’un lit d’obstétrique avec des étriers, installé au milieu d’une pièce assombrie et fermée. On ne peut pas ne pas y repérer une image de la future salle d’accouchement. Le haut du lit est légèrement incliné vers l’avant, ce qui donne à la mère une position aux trois quarts allongée.
L’échographe domine le lit, il ronronne régulièrement. Au moment des dopplers, la salle s’emplit d’un bruit très fort de machinerie largement couvert par le rythme soutenu des pulsations cardiaques. La taille des écrans, leur convivialité dépendent bien sûr du type de l’appareil, mais ils émettent tous une lumière palpitante bleuâtre qui anime la pénombre de la salle d’examen.
Au-dessus d’elle, souvent non loin de sa tête et orienté vers le technicien, nous avons, suivant la qualité de l’appareillage, soit un seul écran plutôt petit, soit deux écrans qui reproduisent les mêmes images : un grand directement orienté vers le technicien, un petit plutôt vers la mère.
Un tabouret à roulettes est installé le long du lit du côté du clavier de l’échographe, de l’autre côté du lit d’obstétrique, un ou plusieurs autres sièges (tabourets ou chaises) sont aménagés pour accueillir les personnes accompagnant la mère.
Les sondes abdominales et vaginales, les préservatifs, le gel sont des instruments directement en contact avec le corps de la mère. Le gel bleu et froid est copieusement étalé au pinceau sur son ventre. La sonde abdominale, en extension du bras de l’échographiste, parcourt avec force ce ventre gonflé, le malmène, le bouscule au risque de lui faire mal. Si l’utilisation de la sonde vaginale se révèle nécessaire, un préservatif est enfilé dessus avant son introduction dans le vagin la patiente.
Place des protagonistes
Ceux qui sont indispensables (sans eux, pas d’examen) :
La mère est allongée sur ce lit d’obstétrique, futur " lit de travail ", le ventre dénudé, voire toute la partie inférieure de son corps offerte aux regards. Elle doit rester immobile, sans bouger, à demi allongée sur le dos. Cette position est particulièrement inconfortable, surtout lorsqu’en fin de grossesse, le poids des bébés porte sur les artères du cœur de la mère. Elle peut se sentir au bord de l’évanouissement et doit se coucher sur le côté pour retrouver son souffle.
L’échographiste est installé à ses côtés, le plus souvent en lui faisant face. Il a, parfois, commencé son examen en palpant le ventre, pour se familiariser avec les positions des fœtus et se rendre compte du degré de souplesse de la paroi utérine, puis il a enduit le ventre d’un liquide bleu et promène la sonde sur le ventre. A compter de ce moment-là, il ne regarde plus que son écran. S’il a des difficultés pour établir une mesure, il n’hésitera pas à utiliser une sonde vaginale. Cette pratique d’utiliser deux sondes à la fois est particulièrement courante lors des grossesses multiples, ceci afin de pouvoir examiner les deux fœtus, lorsque l’un cache l’autre. Cette seconde sonde permet aussi d’établir une mesure impossible à calculer lorsque par exemple, une des têtes est particulièrement descendue dans le bassin maternel. Nous voyons donc assez couramment une mère doublement examinée, par voie vaginale et abdominale.
Les optionnels –
Le père, quand il est là, prend une place qui varie absolument suivant sa personnalité et la manière dont il se situe au cours de cet examen. Il reste parfois debout près de sa femme en marchant nerveusement près du lit. Il peut choisir de rester assis à sa place initiale devant le bureau du médecin, et de maintenir une grande distance avec les écrans. Il peut aussi venir s’asseoir aux côtés de sa femme et lui tenir ou non la main. Parfois nous n’entendons pas le son de sa voix, parfois il parle sans arrêt, posant les questions les unes derrière les autres, écoutant à peine les réponses… Tous les cas de figures se sont présentés, son absence systématique comme son hyper présence.
Une grand-mère, qui apparaît plus rarement accompagnant la mère, soit sa propre mère, soit sa belle-mère. Elle reste le plus souvent discrète, assise sur la chaise placée le long du lit.
Les enfants aînés de la fratrie, s’ils sont placés sur les genoux de l’accompagnant, ils s’éloignent rapidement du lit et cessent de regarder les écrans. Quand ils ne le peuvent pas pour des raisons d’immaturité physique, ils hurlent et trépignent avec rage, supportant très difficilement ce moment prolongé dans l’obscurité.
Les collègues ou praticiens en formation (uniquement en milieu hospitalier). Ils peuvent être nombreux. Il peut s’agir d’autres échographistes qui interviennent ponctuellement en renfort sur un cas problématique, dans ce cas, la mère est laissée seule pendant que le technicien rassemble ses collègues, les écrans figés sur l’image présentant des problèmes d’interprétation et l’attente devient alors particulièrement anxiogène.
Il peut s’agir aussi de stagiaires en formation, souvent débutants à qui il faut tout expliquer en usant de termes techniques difficilement accessibles La mère peut se ressentir dans une position de sujet expérimental et dans une douloureuse solitude.
L’observateur a une place qui varie suivant l’échographiste. Soit il se place derrière l’échographiste et apparaît aux parents comme une espèce d’assistant du technicien, soit il se place de l’autre côté du lit proche de la mère. Cette variation dans les positions n’est pas sans jouer sur ses observations. Habituellement, l’observateur ne se présentant pas, sa qualification est venu des parents : parfois en niant sa présence, parfois en lui assignant un rôle précis. Il arrive que l’observateur se retrouve seul avec les parents lorsque l’échographiste doit sortir de la pièce ; cette situation provoque souvent une prise à partie de l’observateur par les parents.
Déroulement de l’examen
On peut découper arbitrairement le temps de l’examen en trois scènes
Les répercussions psychologiques de l’examen échographique sur le couple parental ont déjà été l’objet de nombreuses études. Il nous a paru important d’en relever quelques points, qui nous ont paru également caractéristiques dans les cas de grossesse gémellaire.
Luc Gourand a minutieusement relevé les contradictions au sein même de la situation en les opposant point par point dans un tableau très marquant :
Cette analyse reste parfaitement valable pour les cas de grossesses gémellaires, avec toutefois une intensité plus importante due à la rareté de l’événement d’une gestation multiple et son mystère peut être plus profond.
Ce concept de transparence psychique a été élaboré par M. Bydlowski et, selon ses propres termes, peut être " décomposé en deux termes spécifiques de la grossesse, quelque en soit le stade de développement :
Nous retrouvons les caractéristiques de ce concept dans les cas de grossesses multiples.
Paul Denis, dans son analyse de la situation échographique ordinaire, s’attache au couple parental, qui traverse durant cette période de gestation, une phase de réaménagement bio psychique qui touche son histoire individuelle et trans générationnelle ; réorganisation des places et des rôles de chacun dans la dynamique intergénérationnelle. Confrontés par cette situation de grossesse à un renvoi à leurs propres identifications à leurs parents, ils sont devenus acteurs de la scène primitive qu’ils imaginaient autrefois. Pour chacun des deux " Quelque chose est en train de résulter de son activité sexuelle et un enfant va en naître… Tout ce qui a trait à la scène primitive se trouve formidablement ravivée. Le fantasme de la scène primitive est pratiquement toujours vécu sur le mode persécutoire…Ce qui se passe à l’intérieur du corps maternel est très souvent vécu ou imaginé comme une sorte de concentré de la scène primitive… De ce point de vue le fait d’aller y voir, d’aller y regarder – même si c’est pour savoir que tout va bien – représente une transgression…. Si les choses se passent mal ou que plane un doute, les images échographiques peuvent prendre une valeur particulièrement persécutrices et pénibles. " (Denis, 1999)
L’apparition morcelée du bébé peut soulever des angoisses prégénitales décrites par Mélanie Klein et c’est un aspect très important du commentaire de l’échographiste que de " rassembler les différents fragments d’images qui composent le bébé. Et c’est seulement ce commentaire qui peut transformer les images parcellaires, inquiétantes du fait même de leur fragmentation, en une image unifiée du bébé complet. S’il n’y a pas une narration qui recompose un futur bébé bien en vie, chacune des images peut prendre la valeur d’un objet partiel singulièrement inquiétant et susceptible de devenir le point de fixation d’un investissement hypocondriaque. "
Il va plus loin en affirmant que les effets psychologiques de l’échographie seront très différents selon la qualité de l’identification que peut permettre le discours de l’échographiste : s’il permet aux jeunes futurs parents de s’identifier à lui, s’ils comprennent bien ce qui se passe et ce qu’il leur dit, la valeur initiatrice de la rencontre sera précieuse.
Nous avons souligné dans notre analyse des protagonistes la fréquence d’une présence nombreuse, celle-ci peut-être gênante pour que s’établisse cette qualité d’identification.
D’autre part, si le discours est perçu comme énigmatique et donc vaguement inquiétant, dans un jargon qui donne le sentiment d’être entre les mains d’un personnage lointain et maléfique, les parents sortent inquiets de l’examen.
Il est important de rappeler qu’avant l’échographie, la situation était toute autre : " l’enfant n’était offert à la perception maternelle, comme objet extérieur, qu’après toute une préparation fantasmatique qui s’était déroulée pendant la grossesse. Avant de pouvoir se saisir de son enfant…. La mère avait eu seulement une perception endo corporelle, très intense, mais très inhabituelle par rapport à tous les moyens ordinaires de l’emprise et de la perception ". (Denis, 1991)
Dans de nombreux cas, les mères se présentent devant le spécialiste supposant a priori qu’il ne peut pas se tromper ou qu’il verra ce que les autres ne peuvent pas voir. Cette situation joue fortement dans le sens d’un transfert classique pour l’obstétricien, mais qui redouble ici de la possibilité de voir l’intérieur du contenu du ventre maternel et d’en déchiffrer les signes incompréhensibles ou parfois inquiétants. Cette relation, qui n’est pas sans peser sur le médecin et le couple parental, engendre occasionnellement des tensions qui ne semblent pas relever d’une difficulté technique médicale mais plutôt de la complexité dans la circulation et l’expression des émotions de chacun des acteurs de cette scène.