L'ascension de la Grande Ruine

Cette année, 1991, changement de décor: nous sommes dans l'Oisans; à La Grave, exactement, au pied du Massif de la Meije. Finis les encombrements exaspérants de Chamonix, les va-et-vient incessants d'une population hétéroclite.

Ici, on retrouve en partie le charme de la montagne: pas de téléphérique à outrance (un seul, celui des Glaciers que nous n'emprunterons même pas), pas d'autoroutes au cœur des vallées (au contraire, des routes en mauvais état, des tunnels mal éclairés, des virages et des lacets impressionnants).

Le Massif est néanmoins énorme et La Meije est considérée comme l'ascension la plus redoutable des Alpes. L'altitude du village est de 1490 mètres et les sommets en face culminent à 3983 mètres. L'impression est d'autant plus forte d'être proche du point le plus haut. L'ensemble de la vue est majestueux et la multitude des parois de roches augure des difficultés des ascensions.

Après une visite au Bureau des Guides, nous optons, sur les conseils de la jeune fille qui prend les engagements, pour l'ascension de la Grande Ruine, par la voie normale. Il nous faudra d'abord rejoindre le Refuge Adèle Planchard à 3169 mètres puis le lendemain atteindre le Pic Brevoort à 3765 mètres.

Le départ est fixé au lundi 12 Août à 11 heures. Nous rejoignons d'abord le Pont d'Arsine au lieu-dit le Pied du Col après le village de Villar-d'Arêne sur la route du Col du Lautaret. Nous sommes déjà passés sur ce sentier quand nous sommes allés au col d'Arsine quelques jours auparavant.

Nous savons que ce fond de vallée destiné à recevoir un futur parc d'attraction peut être emprunté en voiture, ce qui nous fait gagner au moins 3 kilomètres de marche.

Cette année, la préparation de la course a été rapide: nous sommes maintenant suffisamment avertis du matériel nécessaire. Il y a aussi beaucoup moins d'appréhension car nous nous savons capable de gravir ce sommet. Nous n'avons rencontré que brièvement notre guide, hier, dimanche au Bureau de La Grave. Il est jeune et d'une apparence particulièrement solide. L'impression d'ensemble est rassurante et il ne semblait pas inquiet après le récit de nos précédentes courses.

Par contre, nous devons seuls rejoindre le Refuge Adèle Planchard et il ne nous retrouvera que dans la soirée. Il nous faut donc gérer la journée, l'itinéraire et la fatigue. La météo annonce un temps correct mais pour l'instant le ciel est chargé de lourds nuages gris. Dans un sens, ce temps couvert permettra de ne pas souffrir de la trop forte chaleur aux heures les plus chaudes de la journée. En effet, pour ne pas attendre trop longtemps dans la soirée, nous avons décidé de partir en fin de matinée pour atteindre le Refuge vers 4 ou 5 heures de l'après-midi.

Ce choix nous donnera aussi l'occasion de nous acclimater à l'altitude car les souvenirs des maux de tête fréquents restent vivaces. Par ailleurs, le temps gris est aussi une source de crainte car si le ciel ne se dégage pas, il n'est pas question, pour nous, de faire une course dans laquelle nous investissons aussi bien des forces physiques, des espoirs de découvertes que de l'argent.

Une certaine nervosité m'a fait oublier les cartes et le topo-guide descriptif pour la première partie. J'ai bien étudié l'itinéraire mais l'expérience nous a démontré qu'il n'est pas superflu de conserver sous la main un plan des randonnées. Nous devons donc rebrousser chemin pour nous munir des cartes et guides ce qui nous retarde de plus de vingt minutes.

La marche va d'abord nous conduire au Plan de l'Alpe au-dessus du terrain destiné au parc d'attraction. Les randonneurs sont nombreux car c'est aussi le départ pour deux autres Refuges: dans notre direction, le Refuge du Pavé et vers le Nord-Est, le Refuge de moyenne montagne de l'Alpe de Villar-d'Arêne.

Le Plan de l'Alpe est une longue vallée de 4 à 5 kilomètres qui s'enfonce dans le Massif jusqu'au Plan de Valfourche qui, comme son nom l'indique, est une fourche séparant deux ensembles de sommets: à gauche, la Grande Ruine et à droite, les contreforts du Pic du Pavé et du Pic Gaspard, préludes au Massif de la Meije qui se dresse dans leurs prolongements.

Le décor est magnifique: la Romanche est encore un gros ruisseau cristallin serpentant dans une prairie verdoyante entre quelques blocs de rochers.

Le sentier zigzague ainsi en remontant lentement le long du cours d'eau. La promenade est agréable dans ce décor typique de moyenne montagne. Devant nous, de hauts sommets se dressent que nous devinons majestueux. Au bout d'une heure et demie de marche tranquille, nous atteignons la bifurcation de Valfourche. Nous nous dirigeons vers la gauche pour remonter la moraine du Glacier de la Plate des Agneaux, où la Romanche prend sa source. Les alluvions morainiques augmentent et la prairie a cédé la place à des amoncellements de roches brisées. Pourtant, quelle n'est pas notre surprise de découvrir au milieu de ce carrefour, un arbuste, rescapé miraculeux dans un paysage où les arbres sont bannis. Suffisamment de terre, drainée par les eaux du torrent, lui a permis de survivre et d'être insolite dans ce décor essentiellement caillouteux. Cette image de la ténacité de vivre restera gravée dans nos mémoires.

Nous nous arrêtons, pour déjeuner, à mi-chemin, au-dessus de la partie terminale du Glacier de la Plate des Agneaux. Pour l'instant, la balade est magnifique et nous prenons notre temps pour manger notre casse-croûte.

Mais, à une heure moins le quart, nous entamons la partie la plus difficile de cette randonnée qui s'apparente, en dépense énergétique, à une course d'altitude sans en avoir les aspects techniques.

Après avoir remonté le versant gauche sur les éboulis de la moraine, le chemin bifurque soudainement vers la droite pour s'élever en pente très raide dans des rochers surplombant le Glacier. Le tracé est parfois difficile à trouver et il faut faire très attention à chaque pas car la roche est lisse et parsemée de multitudes de gravillons qui glissent sous les chaussures.

De temps en temps, une main courante disposée dans la paroi nous aide à progresser. Le vide est vertigineux au-dessous de nous et nous ne parlons plus. Le souffle est court et nous sommes particulièrement heureux de ne pas avancer sous un soleil de plomb. Il s'agit désormais de ne pas se presser pour ne pas souffrir de l'effort. Si chacun des pas est posé avec attention et tranquillité, l'essoufflement disparaît et la progression est presque mécanique.

En plusieurs endroits, il faut s'aider des mains pour avancer car la charge sur le dos et la hauteur de certains passages entraînent un déséquilibre encore accentué par le vide au-dessous de nous.

Au bout d'une heure de marche, nous sommes heureux de sentir la fin de ce raidillon terrible et nous prenons quelques minutes de repos devant un assemblage de pierres ayant servies à un bivouac. D'après le temps de montée, je pense que nous avons accompli plus du tiers de l'ascension. Nous sommes fatigués mais il faut dire que le poids des sacs est énorme: au repas et à l'eau traditionnelle, nous avons ajouté les chaussures de haute montagne, les vêtements chauds, les crampons, le piolet et des babioles qui pèsent de plus en plus lourd maintenant à 2700 mètres d'altitude. Nous sentons pourtant, bien que nous ne connaissions pas l'itinéraire, que notre progression est constante et efficace.

La dernière partie vers le refuge Adèle Planchard se déroule dans un immense pierrier qui dévale du sommet vers notre gauche. Il fait chaud bien que le soleil reste voilé et l'altitude nous essouffle un peu. Nous avons déjà fait plusieurs randonnées et physiquement nous sommes en pleine forme mais l'effort est néanmoins rude.

Une antenne sur un sommet, que nous prenons pour l'émetteur radio et qui se révélera n'être qu'un repère, nous donne à mi-pente, une indication sur la distance restant à couvrir.

Encore quelques dizaines de mètres de dénivelé et la dernière ligne droite vers l'escarpement où est construit le refuge se profile. Nous arrivons à 16 heures 05 après cinq heures d'effort.

Tout de suite, nous vérifions si notre inscription a bien été faite depuis le Bureau des Guides de La Grave. Tout est conforme et nous pouvons nous installer dans une pièce où deux châlits superposés constituent les seuls ameublements. Nous prévenons la gardienne et le gardien du nombre de repas et de petits déjeuners. L'ambiance a l'air simple et avenant et tout en avalant un Coca-cola, il ne nous reste plus qu'à attendre l'arrivée de Stefan, notre guide.

Je suis un peu inquiet de ressentir les troubles consécutifs à l'altitude et par précaution, je décide d'avaler plusieurs cachets homéopathiques de Coca ainsi que deux comprimés de Doliprane.

Avant nous, est arrivé au Refuge un groupe de cinq personnes qui attend également un guide et plusieurs autres randonneurs en couple qui tous, doivent aussi gravir la Grande Ruine demain matin. Un autre couple est déjà là depuis deux jours et nous apprendrons qu'ils ont effectué l'ascension la veille.

Le Refuge se compose de plusieurs pièces servant de dortoirs et d'une salle commune jouxtant une cuisine passablement désordonnée. Dans la plus grande des pièces, quatre tables de bois massif accompagnés de bancs aussi lourds sont disposées en carré.

Au mur, un cadre montre la photographie d'Adèle Planchard, alpiniste belge ayant à son actif un nombre impressionnant de courses dans le Massif et que la passion conduira a légué un don qui permit de construire le premier refuge qui portait son nom. Depuis une nouvelle construction datant de 1973 a remplacé le vétuste abri de la première époque. En face d'elle, un peintre régional a reproduit, directement sur le mur, une immense vue de la Barre des Écrins.

De la cuisine, nous parviennent les chansons que diffusent un poste de radio, mêlées au tintement des casseroles et des marmites que remuent les deux gardiens.

La chaleur dans la salle commune est agréable car le mur exposé au Sud est recouvert de plaques solaires et nous profitons ainsi des rayons même s'ils ne sont pas pour l'instant très vigoureux. Mais, pour peu que la porte donnant sur le sas qui nous sépare de l'entrée du bâtiment soit entrouverte, ou pire, laissée béante, nous ressentons rapidement une certaine fraîcheur.

Ce côté anachronique, altitude de 3169 mètres, musique, et chaleur presque excessive offre une image particulièrement accueillante et tranquillisante pour un Refuge de Haute Montagne.

Nous ne pouvons qu'attendre et comme le temps est toujours couvert, il ne nous reste qu'à profiter de la collection de magazines de montagne qui est proposée aux visiteurs.

J'en profite pour relire le récit de la première ascension de la Meije par Pierre Gaspard qui accompagnait avec son fils et un troisième guide, le jeune Baron de 19 ans, Emile Boileau de Castelnau. Le 16 août 1877, cette expédition atteint le sommet de ce redoutable pic qui avait tenu en échec bien des alpinistes auparavant, en particulier Henri Duhamel qui en avait exploré toutes les faces et qui se détourna de ce sommet dès lors qu'il fut vaincu.

Dehors, la vue reste totalement bouchée et nous ne sommes pas étonnés de voir tomber, vers 18 heures, une pluie fine qui augure mal de la course du lendemain. Nous restons néanmoins confiant car la météo des Alpes prévoit un beau temps et il n'y a pas de raison d'en douter.

Les heures défilent ainsi tranquillement au rythme des pages, des odeurs de cuisine qui affluent maintenant, des allées et venues de chacun au cœur d'un monde petit à petit envahi par le brouillard.

A 19 heures, l'heure du repas sonne et le guide n'est toujours pas arrivé. Nous savons qu'il faisait une autre course dans la matinée et qu'il devait nous retrouver en fin d'après-midi mais nous serions rassuré s'il nous rejoignait maintenant.

Certains clients du Refuge ont déjà mangé le repas qu'ils ont amené avec eux et il n'y a que deux tables de convives. Nous commençons par un bol de soupe, suivi d'une assiette de charcuterie particulièrement bien remplie. Nous avons droit au pain fabriqué spécialement au refuge car l'éloignement interdit tout ravitaillement quotidien. De même, sans être rationnée, l'eau est une durée précieuse qu'il convient de ne pas gaspiller comme l'indique un panneau posé sur les bidons à la disposition des clients. Cette eau est d'ailleurs captée directement sous le glacier par un système complexe de tuyau qui semble poser un problème de fiabilité pour les gardiens, surtout lorsque des randonneurs peu scrupuleux n'hésitent pas à jouer avec le précieux liquide sans tenir compte des recommandations pourtant affichées près du bac de réception.

Le repas se poursuit par une omelette copieuse et un pudding arrosé de crème anglaise complète le tout. Nous sortons de table pleinement rassasié mais une légère inquiétude naît pour nous qui attendons toujours notre guide. D'autant plus que le groupe qui comme nous, doit effectuer l'ascension demain matin a déjà pu discuter avec son accompagnateur qui est arrivé pendant l'averse en se protégeant sous un parapluie, ce qui n'est pas une mince affaire quand il s'agit de progresser sur un chemin aussi raide.

La pluie a cessé maintenant et une accalmie nous a permis, au milieu de repas, de faire quelques photos de la Barre des Écrins enveloppée sous une couche de nuages qui dressait comme un panache blanc au-dessus des roches noires.

Nous préparons nos affaires pour la nuit et également les vêtements et les gourdes pour le lendemain. Comme d'habitude j'emporterai une gourde remplie d'Isostar et Jean-Hervé, une deuxième pleine de thé chaud. J'en profite pour avaler de nouveau quelques cachets de Coca et deux comprimés de Doliprane. Avec ce traitement, je suis certain de ne pas ressentir de maux de tête et de passer une nuit agréable.

Alors que nous commencions à désespérer de son arrivée, nous voyons enfin Stefan atteindre le refuge. Il est torse nu et passablement détrempé car il a subi l'orage qui a éclaté dans la vallée et qui nous a épargné en altitude. Il semble bien atteint par la fatigue et avoue lui-même avoir pris un "coup de barre" terrible ce qui ne l'a pas empêché de faire le chemin en deux heures et demie à peine.

Il va être pris en charge par le guide présent et par les gardiens et le lendemain matin, il n'y aura plus de traces visibles de son effort. Nous pouvons maintenant nous coucher en espérant dormir sans nous formuler l'un à l'autre la légère inquiétude liée à l'arrivée du guide dans des conditions bien particulières.

La nuit sera bonne pour moi et malgré deux réveils, je me reposerai tout à fait correctement. Jean-Hervé prétendra n'avoir pas dormi mais il sommeilla sans doute suffisamment sans s'en rendre compte.

Le réveil définitif a lieu à cinq heures dix et comme d'habitude, il faut être rapidement efficace pour ne rien oublier dans les préparatifs.

Malgré une attente assez longue due aux nombreux convives à servir, le petit déjeuner est avalé rapidement. Les chaussures lacées, les gants enfilés, le piolet à la main et les derniers détails réglés, nous sommes prêts vers six heures et demie pour la course.

Le ciel est totalement dégagé et déjà la vue sur la Barre des Écrins est magnifique. Nous traversons le premier petit névé devant le Refuge et nous nous arrêtons pour chausser les crampons et nous encorder. Autour de nous plusieurs groupes font de même, suivant, sans aucun doute, l'exemple des deux guides qui montreront tout au long de la matinée l'itinéraire à suivre.

Contrairement à l'habitude de Gérard, je suis en seconde position et Jean-Hervé ferme la marche. Nous devinons dans l'aube naissante la route à suivre entre les rochers qui barrent la pente de la Grande Ruine. Ce que nous ne pouvons pas appréhender, ce sont les crevasses du glacier qui s'ouvrent maintenant en fin de saison et sur lesquelles les ponts de neige sont devenus fragiles. La progression n'est pas trop difficile sur une pente moyenne où les crampons accrochent facilement.

Nous avons le temps d'admirer le lever du soleil sur la Barre des Écrins et l'éclat progressif de la lumière sur les neiges du Dôme.

Il fait relativement chaud dans la marche et nous avons enfilé trop de vêtements ce qui nous procure une grande sensation de chaleur.

Stefan a décidé de prendre la pente de façon directe et nous ne suivons pas les autres alpinistes vers la gauche. Nous serons seuls dans notre progression ce qui nous donnera une sensation de solitude et une merveilleuse tranquillité. L'effort est rude mais sans être démesuré comme nous l'avons vécu ailleurs, en particulier sur le Dôme du Goûter et sur l'arête de la Tournette dans le Mont-Blanc.

Il suffit de s'appliquer à mettre correctement les pieds l'un devant l'autre sans faire de grands pas pour ne pas s'essouffler. Nous retrouvons vite les sensations particulières aux marches en altitude dans le petit jour naissant. L'instant est magique dans ce décor majestueux. L'effort est récompensé par la beauté des sommets environnants mais aussi par la satisfaction d'accomplir une randonnée exceptionnelle. Nous passons entre les crevasses qui se devinent sur le glacier mais la neige, gelée pour l'instant, est solide sous les crampons.

Après une bonne heure de marche, nous nous arrêtons sur un méplat au pied de la dernière pente neigeuse. Les séracs béants du glacier sont passés maintenant et le reste de la course n'est difficile que parce que l'altitude diminue les capacités respiratoires. Nous profitons de l'arrêt pour ôter nos anoraks, pour prendre un peu de liquide et manger quelques barres chocolatées.

Nous sommes les premiers à cette altitude car notre route directe a eu l'avantage de nous faire doubler tout le monde.

Nous repartons alors que le groupe de cinq personnes, conduit par le deuxième guide apparaît dans la pente. Nous avançons vers la droite à la limite de la lumière et de l'ombre pour emprunter la voie la moins abrupte.

Maintenant, la Barre des Écrins est totalement visible et sa forme de cuvette facilement reconnaissable s'éclaire de tous les feux de l'aurore. Avant le sommet de la pente nous bifurquons vers la gauche suivant une trace qui nous amène au pied de l'arête rocheuse surplombant le sommet.

Nous sommes ici en haute montagne et comme d'habitude le miracle s'accomplit. Nous ressentons une grande joie et oublions totalement tous les efforts ainsi que notre misérable vie de reptiles le reste de l'année. Il suffit parfois d'élever son corps pour que l'esprit se libère de quantités de scories encombrantes. Ici, nous nous purifions.

Nous ôtons les crampons que nous laissons avec les piolets dans une anfractuosité du rocher et entamons la dernière partie entre les blocs de pierres. Le sommet est au-dessus de nos têtes difficilement visible. La marche n'est pas très pénible bien qu'il faille s'aider des mains pour franchir certains passages délicats. Nous zigzaguons entre les rochers sur un chemin à peine visible. Le plus délicat reste encore la solidarité à maintenir du fait de l'encordement et la nécessité d'attendre que les autres aient franchi les passages avant de s'y engager à son tour. L'altitude aussi augmente l'essoufflement et il ne sert à rien de progresser rapidement sur quelques mètres pour ensuite devoir s'arrêter afin de reprendre son souffle. Au contraire, lentement, pas après pas, en se tenant droit, et en regardant autour de soi sans appréhension, nous apprécions pleinement la course qui s'achève maintenant à 3765 mètres au sommet de la Grande Ruine.

La récompense suprême est là: nous sommes époustouflés par l'extraordinaire panorama qui s'offre alors à nos yeux. Tout autour de nous, un belvédère de 360° étale les richesses des Massifs alpins sur une immense profondeur.

Nous voyons d'abord dans un premier cercle, devant nous, les sommets de l'Oisans: la face sud de la Meije avec le Pic du Glacier Carré, le Pic Central, le Doigt de Dieu et le Pic Gaspard prolongés sur leur gauche par le Râteau; à l'opposé, se découpe la crête rocheuse de la Barre des Écrins au-dessus de la Roche Faurio; sur la droite de ce sommet, le Sirac et les Bans avec leurs faces rocheuses terriblement abruptes et derrière le Massif du Pelvoux.

Dans un deuxième cercle, s'inscrivent des sommets plus modestes de l'Oisans et de la Vanoise dans la lumière bleutée de l'aube. Enfin, vers le Nord, on aperçoit les faces italiennes du Massif du Mont-Blanc, précédées par les Dômes de Miages et suivies par la Dent du Géant, les arêtes de Rochefort et les Grandes Jorasses nettement discernables. La surprise est de deviner, très loin, la masse imposante du Cervin, pyramide suprême entre les sommets les plus hauts.

Nous observons à la jumelle les nombreuses cordées qui montent sur le Glacier Blanc et la foule qui attend à la brèche Lory, point de séparation entre les deux ascensions des Écrins: Barre ou Dôme.

Le moment est comme d'habitude magique et, à la joie de la réussite de la course par une matinée ensoleillée, s'ajoute la fabuleuse découverte d'un panorama unique.

Nous sommes rejoints par la cordée du deuxième guide et la place n'est pas trop grande sur le sommet pour accueillir tout le monde.

Stefan nous nomme les différents sommets voisins ou plus éloignés.

Nous avons déjà pris les traditionnelles photos qui marqueront la course et nous nous sommes restaurés. La plénitude est complète et la magie de la nature s'opère devant nos yeux. Aucun monument humain ne donnera jamais cette sensation de certitude.

Une dame, dans le groupe qui vient d'arriver, dit qu'il ne manque qu'un coup de gnole pour parachever la réussite. Cette réflexion me fait penser à la Mémoire du Bicentenaire que j'ai transportée avec moi jusqu'au sommet. Il s'agit d'une bouteille contenant, cette année, du Bourbon et qui commémore la nuit de l'abolition des privilèges, le 4 Août 1789. Traditionnellement, elle marque la réussite d'une course chaque année. Je propose un toast mais Stefan et moi serons les seuls à apprécier le fabuleux breuvage à cette altitude.

Encore quelques regards sur le panorama et il est temps de regagner le Refuge car les cordées des retardataires vont maintenant se bousculer sur la petite plate-forme sommitale. Nous devinons que la descente ne sera pas très difficile, seulement un peu longue et sans aucun intérêt, maintenant que nous quittons les sommets. Mais cela fait partie totalement d'une course en haute montagne et il faut redoubler d'attention car les accidents ont très souvent lieu à la descente.

Nous retrouvons nos crampons et nos piolets après la partie rocheuse. Stefan propose de couper au plus court dans la pente sans rechausser les pointes. Nous avons de bonnes chaussures imperméables qui nous permettent de courir à grandes enjambées sur la neige du glacier. Les pieds s'enfoncent dans cette neige qui s'est ramollie sous les rayons du soleil et en quelques instants nous avons atteint la limite des crevasses, là, ou le glacier tombe dans la pente plus raide ce qui occasionne ses cassures si dangereuses. Il est tellement plus facile de dégringoler ainsi d'un sommet alors que deux heures auparavant, on avançait lentement sur les mêmes pentes.

Nous n'empruntons pas le même chemin qu'à l'aller et nous marchons entre les plaques de glace noire verglacée et les crevasses parfois bien visibles. J'ouvre la marche et, faisant confiance au guide, je le sollicite souvent sur la direction à prendre. Il nous serait impossible de déterminer correctement la voie la plus sûre s'il n'était pas là. Plusieurs fois, il nous fait changer de route pour franchir une crevasse à l'endroit où la faille est visible afin de n'être pas surpris ailleurs par un pont de neige fragile, dans un passage qui semblerait sans danger pour un néophyte. Ce qui ne m'empêchera pas, une fois, de poser justement le pied à l'extrémité d'une crevasse sur un pont qui cède sous mon poids. Ma jambe s'enfonce entièrement mais je suis aussitôt retenu par Stefan et je peux sans problème me dégager. Les dangers du glacier sont réels et l'encordement est la seule garantie pour une cordée qui s'engage sur des séracs.

Nous avançons rapidement et, en une heure et quart, nous avons dévalé les 600 mètres entre le sommet de la Grande Ruine et le Refuge Adèle Planchard que nous rejoignons vers 10 heures et demie.

Nous décidons de nous restaurer et nous allons malheureusement manger pour la troisième fois en deux jours de la charcuterie suivie d'un plat de pâtes carbonara. Nous arrosons la course avec un pichet de vin.

Stefan souhaiterait, comme le demande en général les guides, que nous réglerions la course en espèces. Nous lui faisons un instant peur en déclarant que nous sommes des Inspecteurs des Impôts. Il faut dire que les relations entre des clients et un guide sont particulières. La confiance doit régner tant dans le déroulement de la course qu'après, dans son règlement. Mais, ni l'un ni l'autre ne se connaissent vraiment et sans doute des tirages pourraient survenir si ce principe de confiance n'était supérieur aux intérêts de chacun. C'est toujours réconfortant de constater que tout n'est pas perdu dans une société où les relations disparaissent petit à petit devant l'individualisme. La montagne a de merveilleux que les gens qui se retrouvent tant sur les chemins élevés que dans les refuges se reconnaissent dans l'effort accompli et une grande sincérité se dégagent en général dans les paroles échangées.

Nous avançons une partie du prix de la course (710 F) et réglerons le reste, deux jours plus tard, à la Fête des Guides de La Grave (1000 F). Jean-Hervé paye 638 F les nuitées et les repas au Refuge.

A midi, nous sommes prêts pour la dernière descente vers la vallée. Nous avons tout notre temps et, dans le premier pierrier, Stefan qui a, encore, des cours en école d'escalade nous quitte.

Comme d'habitude et, bien que la descente fasse plus de 1500 mètres, nous dévalons rapidement les sentiers.

Nous sommes sur le parking du Pont d'Arsine à 15 heures 15. La course est finie et pour une année, nous avons refait le plein d'images. Déjà, dans nos esprits, se profilent d'autres sommets car nous serons heureusement toujours insatiables de beauté et de pureté.

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