Aaron de Najran, c'est le nom qu'on peut lire sur ma carte d'identité d'âme. Un nom comme un autre, ni plus ni moins. Pris dans le tas. Au hasard. Tout au moins c'est ce que je pensais. Jusqu'au jour où, en lisant "Le désert de désert" de Thiesinger, j'appris qu'il existait au fond de l'Arabie une ville du nom de Najran. J'en vérifiais l'existence en consultant les cartes de Ptolémée à la bibliothèque d'Alexandrie. Aucun doute, Najran existe bien.
Eveillé dans ma curiosité, je consultais les robots de recherche de la web. Confirmation. Il n'existe qu'un seul Najran: "ville d'Arabie à mi-chemin entre le ciel et le sable, à l'aplomb de la croix du sud, senteurs de myrrhe et d'encens des anciennes caravanes, ressemble à une mouche d'argile écrasée de soleil".

Brûlé par la curiosité, je m'y rendis, à Najran (à la bordure de l'Arabie Saoudite et du Yemen). Arrivé là-bas, je me mis aussitôt à explorer les châteaux de corail qui entourent la ville et à fouiller les archives des sables.
Un jour, dans le secret d'un rocher, je découvris un manuscrit. Oui, un vrai manuscrit. Ou plutôt un tas de parchemins mal reliés par du raphia, avec des feuilles épaisses comme des crèpes bretonnes. L'écriture, quoique passablement fanée, était parfaitement lisible.
...signé Aaron de Najran ! Stupéfaction ! Quelqu'un avait donc porté mon nom il y a huit cent ans de ça ! Quelqu'un avait été moi, ou bien j'avais déjà été moi. Fébrile, je me plongeais aussitôt dans la lecture de ma vie antérieure et remontais l'histoire de mon âme, tout doucement, à rebrousse-temps, jusqu'a la source.

Jusqu'au temps où la reine de Saba faisait le pluie et le mauvais temps sur ce pays (et versait de l'or fondu dans les yeux de ses prisonniers pour se divertir). En ce temps-là donc, un orfèvre hébreu (mais malgré tout habile), de passage un jour à Najran, se brûla le coeur pour une princesse najranne aux yeux verts ambre pointillés de rouille. Ce fut fatal. Il resta à Najran, et se mit aussitôt au travail pour devenir mon ancêtre.

Voilà mon destin enfin élucidé ! Depuis l'himalaya des temps. Je me sentis léger (on n'élucide pas sa raison de vivre tous les jours).
Bien sûr le poids de mes souvenirs de toutes mes vies antérieures peut jeter quelques imprécisions dans ces notes biographiques et induire le lecteur dans une confusion cartésienne. Qu'il me pardonne.

Toujours est-il que ce lointain grand-père de Najran, orfèvre au coeur tendre, avait écrit ce jour-là mon destin dans le Livre. En effet, quelques millénaires plus tard , je devenais moi aussi orfèvre...en coeurs brûlés. ...dans une petite maison de bois rouge-terre, sous un ciel bleu de chartres scandinave, traversé d'aurores boréales à tout bout de champ.
... où un jour une princesse najranne me coloria les yeux en regardant la mer.