Jacqueline Mathis

 

 

VOUS

Vous, quand vous serez loin, je vous enverrai des lettres, comme si de rien n'était.
Comme si rien ne s'était fracassé.
Je vous écrirai des phrases sans sortilège, soumises à l'usure, et à l'humidité ambiante.
" Maintenant il ne passe plus que des trains de marchandises"
"Le petit vieux d'à côté à mis trois rangées de pommes de terre".

Et puis je me replacerai devant tel ou tel autre paysage involontaire
proprement dessiné
avec ces arbres en carton tellement droits
que j'aurai du mal à y croire.

 

 

 

 

UN DIMANCHE COMME UN AUTRE

Quand il a commencé à pleuvoir on a oublié plein d'oiseaux dans le grand sapin, pour quatre gouttes de pluie comme toujours on a sacrifié l'essentiel, le cri démesurément long d'une dernière mésange.

On est rentrés, on a regardé l'heure sans la voir, quel dommage et tu m'as dit :" à quoi rêves-tu encore?" mais en m'effleurant à peine, du bout de l'âme, avec ton absence.

Je n'ai pas répondu, déjà je retournais la serviette humide sur le radiateur du couloir, autre Sainte Véronique guettant, par habitude, le visage sublime dans un coin ou dans un autre du tissu, et c'est pour cela que je garde les ongles courts, pour qu'il n'y ait pas égratignure.

Car je le veux intact
Celui qui m'apparaîtra.

 

 

 

 

LA MORTE

La morte s'est fait un visage factice,
mieux que le premier.
Sans danger elle marche
sur le bord écaillé du toit.

Quand je m'en suis rendue compte
et que je l'ai vue en compagnie de Mao le chat
(monté lui aussi depuis peu),
je n'ai pas pu me retenir, je lui ai crié
" tu es plus belle qu'avant ! "
ça m'a échappé.
Alors, au lieu de me laisser volontiers imaginaire
elle m'a remise à ma place,
d'un coup,
et je me suis retrouvée petite,
assise, le coeur gros et profondément arrêtée
à la mathématique usuelle,
deuxième rang.

 

 

 

 

NOUS AURONS TOUT ESSAYE

Nous aurons tout essayé

Jusqu'à souscrire à un abonnement américain pour le chien,
(Cave-grenier et retour tous les jours de la semaine)
afin qu'il nous trouve la corde du pendu.

Nous aurions mieux fait de le siffler sur place !

Cette maison ne nous montrera jamais que ses plâtres,
car, manifestement,
nous lui avons fait dès le départ une mauvaise impression,
et même si elle nous consent
la pratique de ses cheminées,
tout me porte à penser que nous ne lui avons été
que des acheteurs anodins,
des vulgaires rêveurs juste bons
à lui essuyer les ronds de limonade aux coins des tables
et, du coup,
elle ne nous rembourse même pas la mise.

 

 

 

 

LAZARE

Une fois semé
le basilic pour la soupe,
là-haut, son mouchoir sur la tête,
complètement au soleil Lazare s'endort,
et aussitôt des lutins farceurs s'éparpillent à leur manière
sur la colline sèche en faisant
rouler ensemble tous les cailloux de la création,
et jusqu'en bas,
et peut-être bien jusqu'au village, mais tant pis pour eux :
un dernier vieux berger à qui il ne reste même pas
un seul mauvais chien pour le travail
ça ne se réveille pas pour aller avertir,
ça ne rend plus service que comme santon à la crèche.

 

 

 

 

SA PETITE VIE

Dans sa petite vie elle a
une poignée de chevaux des prés,
bien tendres
des vrais, pas des en celluloïd
des jeunes, des hauts sur jambes,
qui s'effarouchent encore des trains de marchandises.
Quand vient le soir,
dès les premiers bouquets d'étoiles,
ils quittent doucement leurs sabots,
ils se rangent comme il faut dans les coulisses,
Alors, elle a
deux chiens tout recousus qui n'en font qu'un,
celui de la semaine, celui du dimanche,
évanouis aux quatre coins du grand tablier bleu des lessives.
Ils rêvent ses.
Elle les écoute, elle attend
le marchand de Destin quand il passera
avec son sac à dos et ses cheveux de brillantine.
Un jour ou l'autre, au fond elle entendra
sa vieille bicyclette qui fait de la musique,
gri-i-fop, gri-i-fop, gri-i-fop,
elle descendra sur le chemin,
elle lui achètera une broderie.

 

 

 

 

J'AI LE NUMERO 1000

Patience,
chacun son tour passera
sous le brise-larmes,
chacun s'allongera sur les rails,
chacun attendra.

Priorité au pauvre homme sale
qui tire sa carriole jaune par la chaîne.

A 14 heures,
à 18 heures,
sinon toutes les vingt minutes,
deux petites chinoises nattées de bleu
distribuent des abricots pour le départ.
(les chiens ont des croûtes de fromage)

Patience,
chacun son tour passera.

Et se retrouvera léger,
sans manteau,
les ongles courts,
rajeuni d'un cran de ceinture,
assis,
là-haut,
sur la première marche de la musique.

 

 

 

 

HISTOIRE NATURELLE.

Les enfants des vacances, dépouillés, le long des rochers se trouvaient mille raisons.

Seuls, ensemble ils pensaient survivre.

Aujourd'hui c'est chacun quelqu'un d'autre en pénitence.

(Allez donc savoir où!)

Quand elle lui écrivait, pour amoindrir la souffrance du trop, elle soulignait en rouge, ça et là, au petit bonheur la chance, des paroles sans valeur, péniblement rajoutées, centimètre par centimètre, à l'éternité banale.

 

 

 

 

LE BEAU VOYAGE

1.

Guichet d'ici, guichet d'en face,
kiosque d'ici, kiosque d'ailleurs,
(allez-y au pif, ça n'a pas d'importance)
on prend un billet, on gagne
un tableau de la Vierge Ripolinée Satin
de la boutique du Chinois.

2.

Pirogues, trafiquants d'esclaves,
lions, lionnes, écureuils,
bambous, bambouses, millefiori:
grosso modo 6 francs, 6 francs 50,
on a
une carte postale grand format pour le cousin.
(avec un timbre de collection)

3.

Loin, loin, au fond,
dans le sale jardin le plus mal fichu du monde
(criquets en plastique, bigarreaux anémiées)
le soleil éclate sept fois
les draps blancs sur la corde à linge.

Quai numéro 1,
Quai numéro 2,
Quai numéro 3,

on va
d'une vie à l'autre
on a le droit.

 

 

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