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On me pardonnera, je l'espère, de parler ici de Michel Houellebecq (écrivain dépressif s'il en fut) en termes parfois légers. Qu'on se souvienne simplement de cette ancienne croyance, assurant que l'humour est la politesse du désespoir... Comme toute vieille maxime elle est bonne à prendre, avérée ou pas (nous n'avons déjà pas tant de certitudes à nous mettre sous la dent). Je serai donc reconnaissante aux lecteurs de me considérer, simplement, comme quelqu'un de fondamentalement poli. Quant au désespoir, inutile d'en parler plus avant : "la misère, ça se mérite", disait l'autre. Et la lecture de Houellebecq me donne déjà bien assez de boulot avec le malheur du monde.
La politesse, tiens, autant le dire tout de suite : c'est un des traits qui me séduisent le plus, dans l'écriture de Michel Houellebecq. Cette capacité à décrire les horreurs véridiques de notre microcosme, sur un ton extrêmement civil. De temps en temps, un petit hoquet, hop : une vraie grossièreté bien saignante. Mais ça ne dure jamais, comme une exception qui confirme la règle, une petite douche de colère rafraîchissante. On revient très vite au ton calme, uniforme, qui s'en trouve ainsi revivifié. On regagne les domaines pacifiques de la courtoisie, cette bienveillance gratuite de l'âme, qui signale une conscience aiguë de l'existence de l'autre et du risque de le faire souffrir. Elle a presque totalement disparu, de nos jours : son absence dans les rapports sociaux provoque une quantité de micro-drames vaguement angoissants (pourquoi est-ce qu'il me regarde comme s'il voulait m'assassiner, ce gamin, alors que je lui souris gentiment, tous les matins, à l'arrêt du bus ?)
Mais j'avance, j'avance, et je perds de vue mon propos de départ : longtemps, je n'ai pas lu Michel Houellebecq.
A vrai dire, des années durant, j'ai l'impression qu'il était réellement difficile à une personne normalement consciente de le lire. Et vu la méfiance qu'il reconnaît pratiquer envers toutes les injonctions de l'hystérie médiatique, je me demande franchement si Houellebecq lui-même aurait vraiment eu envie de lire Houellebecq.
Je travaille dans le domaine littéraire, plus en promoteur qu'en auteur, d'ailleurs. C'est un milieu où il est généralement difficile d'admettre publiquement qu'on n'a pas tout lu (aucun humain n'en aurait le temps, mais bon, c'est comme ça). Bizarrement, pour Houellebecq, personne ou presque ne m'a jamais posé la question (et pourtant, vu le nombre de bouquins qu'il vend, il doit quand même avoir beaucoup de lecteurs... Est-ce qu'ils se cachent, honteux de n'avoir su résister à la pression ? ) Personne ne vint me casser les pieds avec Houellebecq, donc, sauf un ami, un seul... Il avait eu l'occasion de le croiser à Paris, au temps de son anonymat et de ses mornes dérives. Ca aurait du me mettre la puce à l'oreille.
Je n'ai donc obstinément pas lu Houellebecq, jusqu'au jour où l'on me raconte, par la bande, une anecdote datant de l'époque de la folie des "Particules élémentaires". Il s'était manifestement conduit avec la plus grande humanité, et cela sans qu'il y ait le moindre journaliste ou happy few à l'horizon pour répercuter l'histoire.
"Seule l'œuvre compte" disent les fins esprits. Tu parles ! Que Rousseau ait été un des plus grands théoriciens de l'éducation après avoir flanqué ses gosses à l'Assistance publique ne m'est pas du tout indifférent, voyez-vous. Et cela me donne même l'autorisation de penser qu'il aurait bien été incapable de les appliquer, ses lumineux principes. Que c'est juste du n'importe quoi arrangé joliment. Le monde est plein de gens qui racontent des imbécillités à des milliers d'exemplaires et d'autres qui s'efforcent de les appliquer, provoquant ainsi catastrophe sur catastrophe. Les méthodes pour débroussailler ne sont pas si nombreuses : celle-là en vaut bien une autre. Après tout, moi aussi j'ai des gamins, et ils ont vraiment le chic pour débarquer en hurlant au moment où je suis en pleine concentration, me faisant ainsi perdre irrémédiablement le fil de mes idées. Est-ce que je vais les fiche à la DASS pour autant ?
Donc, à certaines occasions, Houellebecq pratique lui-même spontanément la compassion désintéressée, ce qui dénote quand même un certain courage, étant donnée la vie qu'on lui fait mener. Pour moi, c'est important : cela me signale qu'il faut le lire. Je découvrirai d'ailleurs très vite qu'un des regrets transversaux de son œuvre est l'absence quasi-totale, chez l'espèce humaine, d'une certaine qualité de regard et de douceur. Bien sûr, j'admettrai aussi que sa vie quotidienne ne soit pas emplie du matin au soir par cette bienveillante activité : les journées ne font que vingt-quatre heures. Mais c'est un état d'esprit : l'homme et l'œuvre sont cohérents. Déjà ça de gagné.
Sur le chemin de me procurer les ouvrages en question, me vient l'idée qu'il a peut-être été mis dans la situation du type qui se fait hacher menu par un trente tonnes en allant toucher l'argent de son billet gagnant du loto. Tous ceux qui écrivent rêvent d'un destin à la Houellebecq, même les dilettantes... Il a tout reçu, mais au point de vue personnel, le résultat a sans doute été monstrueux : Houellebecq est un type normal qui a pris un trente tonnes dans la figure. En me garant devant la librairie, je me prends à espérer qu'il soit aujourd'hui en train de recoller efficacement les morceaux.
Et me voilà donc en train d'ouvrir "Extension du domaine de la lutte" (qu'il me semble logique de lire en premier). Je me sens illico en terrain connu. Page 14 : "une vie entière à lire aurait comblé mes vœux". Par un curieux hasard, je viens de répondre à une liste de questions d'interview, de celles que vous envoient généralement les gens qui ne connaissent pas votre travail, et ne tiennent pas à perdre du temps en s'y intéressant de trop près : "vous êtes seule sur la terre après une guerre nucléaire, que faites-vous ?" Ma réponse : "je m'installe voluptueusement dans une librairie et je n'en bouge plus jusqu'à l'heure de ma mort". Cette idée me procure -égoïstement- un immense plaisir.
Bon, tous ceux qui ont sincèrement lu "Extension..." comprendront ce que je veux dire ici : une bonne moitié du roman est vertigineuse. Aucune crainte, aucune complaisance, regard d'entomologiste, doublé d'une tendresse indélébile pour cette humanité dérisoire et souffrante. Avec une préférence pour les petits, les sans-grade, les laids ...pour tous ceux dont l'histoire est tellement minuscule, banale et moche, qu'on n'a même pas idée de leur accorder un sourire en passant. Après, ça se gâte : la description clinique des progrès de la dépression chez le narrateur est si méticuleuse qu'elle doit rappeler de mauvais souvenirs à beaucoup d'entre nous. Des trucs dont on a honte, en particulier. Passons.
Ceux qui sont prêts, aujourd'hui, à renvoyer Houellebecq sous son trente tonnes ne l'ont sûrement pas lu, ou n'ont pas accepté de comprendre ce qu'ils lisaient, j'en suis presque sûre. Parmi eux, j'ai pu remarquer beaucoup d'écrivains ratés, d'ailleurs, le genre qui a une frousse bleue de regarder, ne serait-ce qu'une minute, les grandes tristesses informes et vaguement dégoûtantes qui grouillent en eux-mêmes. Pourtant, ils voudraient absolument, convulsivement, écrire des choses intéressantes. Mon avis, c'est que c'est pas gagné.
Je passe aux "Particules élémentaires". Une après-midi entière à lire dans l'herbe, sur une couverture. A première vue, c'est moins brillant, mais c'est largement aussi intéressant. Je n'ai aucun regret à abandonner au bout de deux chapitres un bouquin qui me barbe, dans la mesure où l'élévation de mon niveau de conscience par la lecture ne m'a jamais paru devoir s'apparenter à une activité masochiste. Il est donc important de signaler que jamais, jamais, je n'ai eu envie de fermer un bouquin de Michel Houellebecq à partir du moment où j'avais commencé à le lire. Je me suis même permis de signaler à mon envahissante famille, lorsque j'ai compris à quoi j'avais affaire, qu'il s'agissait là d'une activité importante, voire essentielle à mon équilibre, dans les siècles des siècles. Et qu'il serait dangereux de l'interrompre brutalement. On se protège comme on peut.
Bon, pour tout dire de ce que j'ai vécu entre ses lignes, il me faudrait un livre entier. Je vais me contenter de signaler les points les plus spectaculaires :
Houellebecq et les femmes. En voilà un qui a compris. Les femmes sont plus douces, plus compréhensives, plus patientes (et même plus belles, ajouterais-je) que les hommes. Lorsque je dis cela tranquillement au cours d'une soirée entre amis, je me fais systématiquement regarder de travers, malgré l'évidence. J'ai donc pris l'habitude de remplacer cette constatation factuelle par un trait d'humour "Vous dirigez le monde depuis des milliers d'années, et regardez le bordel que vous avez flanqué ! A nous maintenant : deux trois mille ans seulement, parce que nous sommes généreuses de nature, pas comme vous. Et après, on discute." Au lieu des regards torves, je récolte quelques rires affectés, c'est déjà mieux. Michel Houellebecq me répondrait-il : "d'accord" ? Ce n'est pas impossible. Dommage qu'il n'ait pas été officiellement mandaté par le genre masculin pour décider de l'avenir de l'humanité. Il y aurait peut-être moyen de faire quelque chose.
Houellebecq et le sexe : il aime ça. Il a bien raison. L'amour, c'est pas mal non plus, à ceci près que les siennes se terminent toujours par d'abominables drames, entraînant la mort de la femme aimée. Cela dit, une passion qui se conclut par mort naturelle, c'est pas joli à voir non plus. De toute façon, dans ses écrits comme ailleurs, on n'a pas le choix. Sinon celui de se fabriquer des illusions. Ce n'est pas son cas, et j'en conviens, ça fait désordre.
Houellebecq et la compassion. Je l'ai déjà dit : cette vertu est omniprésente dans son œuvre, à défaut d'existence dans le monde réel. A la fin des "Particules" il en vient même à proposer un protocole compassionnel pour l'ensemble de la race humaine, sans que l'on sache au juste s'il s'agit d'une ultime dérision narrative ou d'un rêve vaguement fascinant de suicide généralisé. Le protocole compassionnel est, je le rappelle, une série de dispositions visant à adoucir les derniers jours des malades en phase terminale. Conclusion logique : Michel Houellebecq est littéralement ce que l'on pourrait appeler un monstre de compassion.
Houellebecq et les sciences exactes. Là, j'ai du mal. Non que je sois incapable de saisir ses digressions : je suis persuadée qu'un bon dictionnaire et peut-être l'aide d'un ami plus cultivé que moi en ces domaines feraient parfaitement l'affaire. C'est plutôt l'idée que l'utilisation d'un pathos signale toujours le désir d'entrée dans une caste. Qui se définira donc par l'exclusion de ceux qui ne peuvent comprendre.
A une époque, mon boulot consistait à traduire les résolutions et les conventions d'une haute institution européenne. Pas dans une langue étrangère, non : du français au français. Un seul fonctionnaire avait eu cette idée, et il a pris sa retraite depuis. Du coup, les gens ont recommencé à ne rien comprendre à ce que fricotaient les employés de ce bazar monumental, grassement payés et dispensés d'impôts. Bref. Les textes m'étaient livrés dans un vocabulaire ahurissant, utilisé quotidiennement au sein de ce type d'instances, et servant probablement à réassurer les scripteurs dans leur sentiment d'importance et de sérieux. Je devais les rendre intelligible à tout un chacun. Ce n'était pas si compliqué, au fond, même s'il est évident qu'un vocabulaire de cinq cents mots n'aurait pas suffi. Disons que je tentais de rester dans une marge raisonnable. C'est tout à fait possible, j'en témoigne.
Heureusement, Houellebecq, ça ne le prend pas trop souvent. C'est vrai que c'est agréable de s'immerger de temps en temps dans le plaisir onctueux de la pensée pure, dans ses mystérieux apparats. Mais l'ennui, aussi, c'est que cela provoque l'apparition de tout un tas de gens qui tiennent à expliquer l'œuvre en parlant de manière tout aussi incompréhensible, comme des bouquins de troisième cycle, pour bien montrer qu'ils ont compris. On s'en sort plus, ça devient vite épouvantablement ennuyeux.
Autre exemple : ma théorie de dieu (excusez du peu... d'ailleurs c'est volontairement que je ne mets pas de majuscule : ça prend déjà un peu trop de place, un mot pareil). Si dieu, donc, nous a créé à son image, alors nous avons la solution sous le nez depuis quelques milliers d'années : ce n'est rien qu'une pitoyable entité qui ne sait pas ce qu'elle fiche là et qui passe son temps à errer convulsivement de dépressions en petits bonheurs furtifs. Peut-être, d'ailleurs, nous a-t'elle seulement fabriqués pour l'aider à trouver des réponses ( "La pauvre...", dirait le narrateur d'Extension du domaine de la lutte, avec son habituel attendrissement désolé). Pour en revenir à mon propos : je parie que tout ça, je pourrais vous l'expliquer avec des mots tellement compliqués que vous n'en comprendriez plus que le quart (et encore, en vous accrochant). Mais aurais-je été plus convaincante pour autant, hein ? La vérité, c'est que ça aurait été la plus sûre façon d'opacifier ce que j'avais à dire. Mais bon, chacun fait ce qu'il veut, et on ne peut pas quand même pas souhaiter impunément la disparition totale de cette charmante population, dénommée les intellectuels purs, d'autant qu'il y a de sinistres précédents historiques. Il faut bien que tout le monde puisse vivre.
Certains disent qu'aujourd'hui il y a beaucoup d'auteurs et peu d'écrivains. Ils ont certainement raison. Mais qu'est-ce que c'est, un écrivain ? Par rapport à un auteur ? Eh bien, peut-être, tout simplement, quelqu'un qui a une vision et qui sait vous la faire reconnaître. Une manière radicalement personnelle et neuve de vous prendre par la main pour vous aider à lire en vous-même. En ce sens, Houellebecq est un écrivain. Peut-être même un de ceux qui traverseront le temps. On verra : il a l'air bien parti, en tout cas.
Reste une question : comment va-t'il écrire, maintenant, lui dont toute la réflexion est traversée par la solitude, la difficulté de séduire et d'avoir des amis sincères ? En ce qui concerne les amis, c'est réglé : il y a une association pour ça, maintenant. Ca doit lui faire drôle, même si c'est sûrement agréable. Quant aux femmes n'en parlons pas : l'effet de son succès est sans doute légèrement éprouvant, mais dans le sens exactement contraire à celui qu'il semble avoir observé, sinon connu, autrefois.
Lire Houellebecq, donc. Et le lire vraiment, honnêtement, comme si personne n'avait jamais parlé de lui : cela me paraît urgent, pour tout le monde. Et puis, tout lire : Rester vivant, la poésie, Lovecraft, tout. Se priver de textes pareils à cause des préjugés, c'est vraiment n'importe quoi. Remarque, des gens qui font n'importe quoi, c'est pas ce qui manque. Il y en a même de plus en plus. Moi-même, qui tiens un peu maladivement à vivre avec profondeur, j'ai eu chaud, là. Si c'est pas de la stupidité, eh bien ça y ressemble, tiens.
"Donc, nous sommes foutus", dis-je après un temps. Eh bien, selon elle, oui. Vraisemblablement, oui."
(Michel Houellebecq - "Que viens-tu chercher ici ?" - Les Inrockuptibles, 1997)
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