Jacquie Barral

         
 
     
     
   
 
   
   
     
 

LE CHARIOT
extrait d'une série de contes inspirés
des arcanes majeurs du Tarot

 

Il était une fois un Prince qui n'aimait rien que le voyage.

Et ceci au point de ne pouvoir souffrir le moindre arrêt dans Sa course effrénée à parcourir le monde. Alors pour quelquefois se reposer un peu, cesser de cavaler, il s'était fait fabriquer un grand chariot, superbe comme un palais. Chariot mené à grand attelage qui ne cessait lui aussi d’avancer.

Dans les montagnes, on le tirait de cinquante boeufs ou zébus, et quand le climat le permettait, d'une demi-douzaine d'éléphants non capricieux ; en plaine, l'attelage était magique : cent chevaux blancs le jour, cent chevaux noirs la nuit... les crinières comme une traîne de mariée ou de veuve étaient parées de pierreries et de l'or le plus pur. Les palefreniers, toujours en grande livrée, formaient un petit régiment de quatre-vingt cavaliers tous plus sveltes et nerveux les uns que les autres. Je ne vous dis pas les uniformes, les galons, les fourragères et les shakos, c'était étourdissant d'allure.

Cet espace traîné sur roues était organisé magnifiquement: une salle des cartes, une bibliothèque, une chambre avec bain. Où trônait un immense lit à baldaquin de soies légères pour l'été, de lourds draps de laine, pour l'hiver, et le vent de son éternelle course ne cessait de le faire flotter comme un nuage.

Dans le chahut du voyage, bien sûr, il se perdait quelques affaires : un compagnon encombrant, de la vaisselle dépareillée, de vieilles lois devenues inutiles ; car au fur et à mesure de son avancée vers le Levant (il voulait voir poindre le véritable premier jour du monde) des décrets concernant le statut de ses majordomes laissés là, dans les premiers pays conquis, à quelques années de courses et de longueurs franchies, étaient devenus obsolètes.

On laissait donc partir dans un vaste courant d'air tous ces débris de pouvoir engloutis dans une anarchie peu à peu envahissante. Car ce prince avait le don d'apaiser les peuples dont il faisait la conquête, à coup de charme et de clairon. Mais son éloignement inévitable faisait repartir les pires débauches politiques et artistiques.

Il était réputé pour son goût. Les meilleurs artistes des pays conquis se précipitaient à son service, créaient quelques mausolées par-ci, par-là, traces de son passage, tentant d'inscrire dans les paysages traversés une telle fulgurance. Il courut ainsi le monde sans jamais connaître un instant, une seconde, qui puisse s'apparenter à une simple immobilité. L'immobile éternelle mort le rattrapa, bien sûr, en route. Il n'y avait qu'elle pour l'arrêter. Il ne la vit pas venir. Sans doute, ressemblait-elle à une passante ordinaire, vieille femme courbée, passant là dans un coin. Il mourut d'un coup sec, c'est-à-dire d'un regard.

Alors le chariot repartit en sens inverse, plus lentement, plus solennellement, les chevaux parfois marchant l'amble. Sa dépouille levée haut et embaumée d'aurore, passait au-dessus des manants, des toits, des champs. Et plus il retournait chez lui, plus on l'avait oublié. Il se perdit d'ailleurs, quelque part dans un désert jaune. Certains disent qu'il fut pillé par des bandits en toges longues, pillées les crinières des coursiers et les galons de sa troupe. Peut-être se laissa-t-il ensabler là, un beau jour, ce beau chariot devenu si lourd et métaphysiquement aussi absurde qu'un météore tombé.

 
   

 

 

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