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Amateurs ou passionnés de poésie, pourquoi nous aimons tel ou tel poème, tel ou tel poète, nous sommes en général capables d’en donner les raisons; et si nous écrivons, nous espérons que le lecteur saura reconnaître ce souffle, cette respiration particuliers, qui sont pour nous celui, celle, de la poésie; mais elle - cette poésie justement - il ne nous appartient peut-être que de tenter d’en approcher l’essence : la poésie, on tend vers elle, sans cesse, mais sans être sûr de jamais la cerner, l’atteindre, sans être certain, surtout, si on écrit, de pouvoir la transmettre.
Car ce dont il s’agit avant tout pour le poète, c’est bien de parvenir à transmettre, en les suggérant (explicitement ou dans les marges) les émotions, les sentiments, les idées, les sensations et en particulier les images, qui ont été la matrice du poème; et parvenir à transmettre au lecteur un autre mode d’être au monde que le sien, c’est parvenir à faire passer tout cela dans les mots, par leur agencement dans la phrase et sur la page, et donc rendre à la fois la part humaine commune et la singularité irréductible de cette expérience poétique en train de se dire. Sans part commune on aboutit à l’idiolecte, miroir verbal du monde incommunicable de l’aliéné, sans la singularité c’est le cliché, la banalité, le vide conceptuel, au mieux (?) l’académisme.
Mais pour écrire de la poésie, pas plus que pour être musicien, ou sculpteur ou danseur, il ne suffit de ressentir, de penser des choses singulières, subtiles ou même fortes; il y faut beaucoup plus : agencer les mots de sa langue de telle sorte qu’en les lisant, le lecteur du poème pense et ressente, à son tour, les choses subtiles et fortes à l’origine de ce poème, s’approprie en quelque sorte leur singularité, pour - les faisant siennes et leur appliquant sa propre intelligence, sa propre sensibilité, sa propre culture, sa propre expérience humaine - y puiser approfondissement, enrichissement, élargissement de ce qu’il est.
En somme, le lecteur doit se sentir emporté par le poème, dans l’univers du poème, par une sorte de grande respiration, le grand souffle d’un amour déclaré aux mots. Stendhal a parlé du phénomène de la " cristallisation " amoureuse : celui qui aime transfigure l’être aimé; eh bien, le poète amoureux des mots doit transmettre à son lecteur le choc de cette rencontre amoureuse, l’enchantement de la cristallisation. Au lieu de mots perçus comme les simples outils de la communication courante (à peu près interchangeables d’ailleurs d’une langue à l’autre), des outils qui s’effacent, qui s’oublient, une fois rempli leur rôle utilitaire, le lecteur est appelé, à l’instigation du poète, à considérer ces mots comme de la matière à aimer et à modeler pour elle-même, de la matière sonore, à la fois ludique et porteuse de mystère, voire de magie, mais qu’il faut questionner, structurer, architecturer, pour qu’elle prenne finalement sens dans l’alchimie glorieuse du poème.
Alors la poésie, oui, on peut sans doute le dire comme cela, ce serait d’abord l’amour déclaré aux mots, aux mots avec quoi tenter de dire au plus juste le monde, tenter de dire au plus juste les hommes, leurs préoccupations. Mais pour dire au plus juste, encore faut-il se défier de l’usure du langage commun, des facilités d’un "prêt-à-penser" et d’un "prêt-à-dire", comme dans les relations humaines sans doute, il faut se garder d’un "prêt-à-ressentir". La poésie relève toujours du "sur mesure". D’où nécessairement, et corrélativement, un langage qui doit être, selon la forte parole d’ Octavio Paz, "en insurrection permanente". Voilà peut-être, en fin de compte, une approche de la Poésie à laquelle souscrire : la Poésie, comme amour déclaré aux mots mais dans l’exigence d’un questionnement toujours en alerte, d’une remise en question permanente; et disons-le, pourquoi pas, presque dans l’exigence d’une quête.
Rien d’étonnant, dans cette perspective, si les poètes modernes, à cause de cette exigence, de cette quête personnelle et solitaire, produisent une poésie multiple, une poésie protéiforme, où chacun polit et repolit dans son coin son petit travail singulier; après l’expérience un peu dérisoire, un peu grotesque, des gesticulations, des excommunications surréalistes, (qui ont eu certes leur rôle tonique, mais en leur temps et pour leur temps) on en est venu à se méfier des écoles, des chapelles, des idéologies, des embrigadements. Même si on peut dégager quelques grandes lignes de force, on se trouve devant une multiplicité de voix solitaires; des voix souvent " étrangères " à la langue commune, des voix qui se sont - ou qui ont été - mises en marge, parce qu’elles ne peuvent pas ne pas bouleverser l’ordre commun du langage, à cause de cette nécessité du "sur mesure" poétique, évoquée tout à l’heure; beaucoup, donnant l’impression d’être tragiquement cernées par la menace du silence. Une voix qui crie dans le désert, ce n’est pas sans courage ni grandeur; une ascèse, et pour la grande majorité des poètes, loin des projecteurs de la médiatisation : un nouvel avatar de la "malédiction" poétique à l’usage de notre temps.
Et malgré tout, il y a foule. On se bouscule un peu dans la confrérie, ce qui serait plutôt encourageant pour l’avenir de la poésie, si toutefois le nombre et l’identité des lecteurs parvenaient à excéder ceux des poètes eux-mêmes; une poésie "à usage interne", alors qu’on aimerait toucher aussi un public beaucoup plus large, comme dans certains autres pays.
Dans les librairies, nos contemporains, Français en particulier semble-t-il, parce qu’en Italie, en Russie, au Japon, la situation est bien différente, n’achètent pas de poésie, sauf celle des morts embaumés. Une question vient alors à l’esprit : le Français n’aurait-il pas la tête poétique ? N’est-on pas allé jusqu’à rendre le pauvre grand Descartes responsable de cette triste désaffection de nos concitoyens pour la chose poétique ?...
Soyons sérieux, soyons pratiques : si la poésie ne se vend pas, ce n’est pas parce que la poésie ne peut pas toucher les Français. Les professeurs de Lettres savent bien quel est l’intérêt de tant d’élèves, de tant d’étudiants, pour ce mode d’écriture; c’est la promotion, au sens le plus matériel, le plus commercial du terme, qui ne se fait pas. Quelle place, quel temps de parole les media accordent-ils à la poésie et aux poètes ? Quant aux libraires, quelle place accordent-ils aux recueils, revues, anthologies poétiques contemporains? La plupart du temps, aucune. Au mieux, dans les librairies les plus culturelles, les plus consciencieuses, une petite étagère au fond de la boutique, où consulter à la sauvette. "Ça ne se vend pas !", ceci dit avec la moue de rigueur. Eh bien, voilà qui ne tient pas, on sait parfaitement, en matière de marketing, qu’on peut susciter le besoin de n’importe quel produit, et on sait aussi comment susciter le désir de l’acheter. Alors pourquoi pas la poésie ? Mais parce que justement, elle n’est pas n’importe quoi, bien sûr, et puis parce qu’elle n’est pas, comme le dit le code, "une chose dans le commerce" !
Mais à force de faire l’ange, ne risque-t-on pas de faire la bête ? Il faut savoir ce que l’on veut : si on croit en la valeur de ce mode poétique d’être au monde et de le dire, il faut que d’autres que les poètes puissent y accéder, parce qu’il y a là un facteur exceptionnel d’enrichissement de l’intelligence et de la sensibilité. Un libraire qui déciderait de promouvoir vraiment le produit poétique aurait certainement les moyens d’y amener des amateurs nouveaux. Pourquoi les quotidiens ne proposeraient-ils pas non plus un ou deux poèmes par semaine, ou, mettons-nous à rêver, par jour ?
Et pourtant, comme au Moyen-Age, comme au XVIème, comme au XIXème, la poésie garde tout son rôle, "pour mieux vivre et plus loin", selon la belle formule de Saint-John Perse. Même si le poète est de son temps, même s’il part de l’histoire, des questions, des problèmes de son temps pour créer, le processus poétique reste trans-historique. Aucune société humaine qui ait été ou qui soit sans poésie. Les modalités certes varient, évoluent, les règles du jeu peuvent aussi changer, mais le jeu lui-même avec le langage est consubstantiel à l’homme. Comme le disait avec humour Cioran : "Nous sommes chimiquement liés aux mots" . Tous ceux qui aiment le travail de la langue en sont aussi convaincus, tous ceux qui lisent ces lignes. Internet est peut-être, est sans doute, un extraordinaire moyen d’élargir le cercle.

Réaction de Michel Ducom
Je déteste les mots : ils m'obligent à passer par eux pour penser.
Je hais la poésie : elle est exclusive, sans elle, pas d'invention du
monde possible.
je déteste les discours bien faits sur la poésie, ils sont l'annonce de
la mort de la poésie, dans ses immenses possibilités d'inouïr le monde.

Réaction de Debugger
A l'opposé de mon prédécesseur, j'affirmerai que les mots ont une fonction ontologique, (fonction qui n'est validable que si les mots sont absolument nécessaires à la VIE). En effet les mots sont une re-présent-ation de la réalité objective ou non, réalité perçue de n'importe quel point de vue : les mots tracent un chemin semé parfois d'illusions, fleuri de nos élans vers la vie; notre esprit n'est pas différent de notre corps, nous pouvons avoir un rapport de consubstancialité aux mots. La poésie : dire l'ineffable, ce qui nous permet d'inouir le monde.
Pour réagir, la vraie question est celle-ci : existe-t-il une poésie sans mots ? peut-on être poète sans le moindre mot ?
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