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INFINI DE NAISSANCE
Dans la première graine d'une forêt, un arbre parcourt une lettre
envoyée depuis loin devant dans le temps.
Ses enfants lui écrivent.
Ils ne se servent pas de mots.
Ils sont le papier, et aussi un peu la trace des doigts qui
l'ont tenu.
Lui, l'arbre, il n'est même pas encore né. Il n'est qu'un rêve dans
une graine, même pas plantée. Et déjà, ses enfants pliés se souviennent de
lui.
Ils savent les saisons, les vies, les mouvements, les soleils.
Pas lui. Il est infini de naissance.
Il n'est qu'une origine, même pas ronde, même pas brillante. Juste une
graine un peu aplatie, peut être juste un désir d'ombrage voulu par les
hommes d'un pays chaud.
Il se souvient de ses enfants qui viendront d'en dehors de lui. Il y
aura des vents, des gestes verts, des enlacements de terre, des
cambrures de pétales et des carnages de sève. Des histoires de saisons.
Lui n'a pas de saisons. N'a que sa propre naissance pour mourir et
tout l'infini pour vivre.
Mais là bas, ses enfants ont vu le monde, et ils veulent lui dire que
ce monde qu'il ne saura jamais, il l'a commencé un jour.
Alors, l'arbre peut s'infinir et naître de la lettre lointaine
de ses enfants qui l'aiment.
30-01-99
"Cela remue la question éternelle : la vie est elle toute entière
visible ? (...) toujours la vue des étoiles me fait rêver(...)pourquoi
les points lumineux du firmament nous seraient-ils moins accessibles que
les points noirs sur la carte de France ? Si nous prenons le train pour
nous rendre à Tarascon ou à Rouen, nous prenons le train pour nous
rendre dans les étoiles..."
Vincent Van Gogh, "Lettres à Théo"
CAILLOUX BLANCS
Ciel vert, longues feuilles brouillées, tranchantes pourtant, opaque
respiré aux fentes végétales des yeux inquiétants.
Je crie dans l'huile, renonce à la pâleur.
Arbre bleu de Prusse, sieste douleur au chevalet des plaies cigales.
Sangsues en capuche, des chevelures carnivores s'abattent sur mon
front, usent mon cou frotté sur le fil de l'horizon, enlacent ma
poitrine de paniers étroits.
Seule geint mon ombre étranglée, seul saigne mon souffle éclaireur.
Cailloux noirs. Galets écorchés, dos tournés des chemins sourds,
regards glacés des corbeaux pliés.
Immense disque citron.
Oreilles de chat, fleurs sensitives, des gestes délicats entourent mes
poignets, orientent mes mains dans le fluide des collines, cerclent mes
lèvres de lueurs navigantes.
Ma sueur palette lance des traits tournants, court en magmas volants,
en ruches d'auras bourdonnantes autour des visages, dissimule ce qu'elle
montre.
Cailloux blancs. Tableau de mots. Soies-palettes, pensées droites en
haut du bas, chant chaleur du semeur, fleuves ouverts.
Ici, la courbe du soleil imprime les sceaux mouvants, les marées d'or
où l'arc- en-ciel vient boire.
Ici, la corde des couleurs tend la flèche-matière, le mouvement-cycle
où se forgent les astres.
Constellation de l'oreille coupée, mon cri entend le pinceau du ciel.
25-12-98
"De toutes mes forces, je me précipite vers plus tard"
(lettre de François à Léna dans le film "l'année de l'éveil")
LE PIANO A DEVENIR
Un piano juste devant l'eau. Il est là pour plus tard. Posé d'avance,
comme incrusté, mais pouvant s'échapper d'une ruade et nager seul, voile
noire et laquée faisant claquer ses arpèges.
Un piano sur la plage. Organique, faisant chair avec le joueur, puisant
ses crescendo dans les mélanges vifs de ses doigts.
Il joue la musique qui marche, rassemble les sommeils en une boule
brillante, éventre la torpeur. Chacune de ses notes meurt de joie,
s'empile en sphères rugueuses , feutre la mesure douce dans les pupilles
du joueur, frappe chaque souffle d'un sceau, cogne à la porte des
maisons.
Le piano se courbe, se cabre, demande parfois la parole. Le joueur le
salue et va allonger son corps en sourdine.
Les lames des volutes percent ses mains. Lentement, les chants en
fumées montent, cassent la clarté, baguent les doigts du joueur de
cercles fantômes.
Air de mystère. Un jeu très sérieux.
Folie déroulée, lacée, adhérente, essentielle. Un mouvement continu
grave le sillon fruité, scalpe le temps.
À l'entendre, devant la mer, nous ressemblons tous à ces cornes de
brumes qui savent et qui cherchent en même temps.
Le joueur dort entre les cordes, à l'intérieur. Il avait préparé des
notes d'avance, elles vivent toutes seules, rasant les vagues.
Musique de plus tard, quand le piano rosit , le début du jour a déjà un
goût de soir.
26-01-99
"I talk in pictures, not in words" Peter Gabriel
CIELLE
Cielle dit que de l'autre côté c'est l'été.
Mais ici, les arbres dorment, la terre noire a fermé les yeux de la vie et j'entends le soleil qui craque.
Les branches noires font des sons de lecture silencieuse, à chaque seconde, elles me tournent comme une page. La forêt me lit. Ses doigts m'empêchent de marcher et je demande à Cielle de calmer un peu toutes ces vies qui s'ennuient en hiver.
Cielle dit aussi que cette forêt fut une mer et qu'elle le redeviendra.
Un loup passe, elle souffle sur son poil, et des fentes de ses yeux sort un faisceau, dans lequel vit tout le fil de la vie du lieu.
Le vent sculpte les troncs des phares. Ils ne sont encore qu'arbres
dormants, mais déjà leurs bourgeons de lumière courent dans leur corps.
Bientôt, ce seront de grands rayons de feuilles. Bientôt, ici, la terre
nagera. Peut être nos enfants discerneront ils leur première lueur. Peut-être même viendront-ils l'adorer en rond au lieu de marcher et Cielle
grondera avec des couleurs sombres, jusqu'à ce qu'ils comprennent.
En attendant, ceux qui s'aventurent là se noient parfois. Personne ne
les entend crier que ce n'est pas possible, qu'il n'y a pas d'eau. Ceux
là meurent sans tomber, sans bruit, sans y croire. La forêt s'excuse, ne
leur voulait pas de mal. le temps à juste glissé. Cielle froncera les
sourcils et retiendra difficilement une tempête. Pour se faire
pardonner, la forêt créera des arbres qui ressembleront aux visages des
noyés. Puis quand elle sera eau, elle fera des vagues qui auront leurs
voix et Cielle sera contente. Mais elle surveillera s'ils essayent de
nous attraper.
Cielle dit que de l'autre côté du temps, c'est l'océan qui deviendra
une forêt. Je marche en l'écoutant.
Dans la forêt, à marée montante, sous les copeaux des embruns du temps,
je continue de marcher et Cielle fait la nuit claire, avec une belle
lune ronde dedans, pour que j'aime ce chemin.
Et lorsque j'aperçois un fruit posé sur la neige, je ne sais plus trop
quand je suis.
Alors, tout en continuant de nager debout, je préviens Cielle que l'été
est passé de ce côté et que déjà l'eau monte sous la forêt.
16-01-99
" - Debout mes fils cassés Et vous, mes fils emmêlés, Debout ! "
Kedarnath Singh
LA MAISON QUI VIT TOUTE SEULE
Nous quittons les enfants qui vont naître. Nous aimons qu'ils aient
envie de trouver la maison qui vit toute seule.
Ils ont bravé nos interdictions, sauté par dessus nos doigts tendus,
fait semblant de se prendre les pieds dans nos barbes froncées.
Maintenant, ils sont déjà en chemin et nous rions de leur feu.
La maison n'est pas encore tout à fait née.
Elle lêve encore dans un four invisible, laisse éclore ses fenêtres. Trop hautes, les marches de l'escalier ont brûlé. Quand les enfants
viendront, il leur faudra tous coucher en bas, déployés en fleur dormante.
La maison les prendra dans ses bras, interdira à la pluie de troubler
leur sommeil, soufflera sur les loups pour les faire tout doux autour
des enfants.
Dans la maison, des mains patientes patinent leurs gestes, polissent
les murs, traitent la vie comme un bois précieux, achèvent l'ouvrage. On
ne les voit jamais, mais on les entend courir, c'est même la source de
la légende. Au village, tous les enfants font courir leurs doigts, dans
l'air, sur les tables, sur leur tête. Ils disent qu'ils parlent comme la
maison. Qu'eux aussi veulent vivre tout seuls.
Maintenant, le ciel a changé de couleur. Les enfants viennent de
pousser la porte et les vieux soleils peuvent mourir.
Bientôt, nos mots durciront sur nos langues, nos regards se tourneront
vers l'Ouest.
Quand la maison sera née, nous serons tous morts. Par politesse, nos
poussières viendront la saluer à lents gestes de caciques. Le vent nous
soufflera parfois contre sa fenêtre. Mais, promis, nous ne resterons que
le temps d'un regard. La maison vivra toute seule avec les enfants, et
elle aimera se souvenir de nous qui l'avons voulue.
Nos graines s'assembleront à nouveau. Cette fois, nous serons des
visages verts dans le jardin et les enfants aimeront sauter par dessus
nous pour se défier.
Mais d'abord, il nous faut nous étendre, deux tiges de ciel fichées
dans la tête, cornes à lier les mondes.
Nos doigts mourront les derniers, et lorsque nous aurons cessé de
respirer, ils courront encore un peu dans l'air.
20-01-99
"Et même les tout petits enfants apprendront à neiger.
Et le blanc recouvrira vos piètres tentatives à le nier.
Et la terre entrera dans le tourbillon des étoiles
Comme un astre brûlant de neige." Anna Blandiana
VIVE HANTE
Tu dis :
"Un coquillage dans la neige. Escalier de nacre, il descend vers le centre de la mer, rougeoyant toujours plus, jusqu'à ne plus être qu'une longue spirale flamboyante, une conque de feu où tu saurais écouter le soleil et rayonner sa mémoire..."
Il neige sur l'eau.
Je marche, plonge mes pieds dans les cristaux, y entre tout entier, deviens transparent, éternel, unique.
J'entends le cri du silence blanc rythmer ma mort muette. Je laisse une longue traînée poudreuse, je croise des sillages gelés sur des visages lisses. Ils montrent les traces du givre sur leurs joues pour que l'on croie qu'ils ont pleuré en été.
Mes mains émergent de la neige, cherchent à escalader l'air froid, glissent sur des parois invisibles et sourdes.
Je retourne entier dans la terre, pour construire des oiseaux. Puis, habillé d''une gangue luisante et sombre, je fais face à la mer, sur la plage de neige.
Je me démembre et laisse mon sang colorer la neige, jusqu'à ce que la plage ne soit plus qu'une rose couchée léchant la mer.
Je prends forme de l'intérieur du coquillage, pour être le chant secret que l'on entend dedans.
J'élève des chateaux blancs, des bonhommes de rêve et de sang, d'or et de soie mélés. Pour les fenêtres, j'y dessine des étoiles.
Lorsque le château est fini, je ne suis plus qu'une trace sur la neige salée, le tout dernier mouvement de ma main.
Ne restent que la neige sur les vagues, le château aux yeux d'étoiles, quelques enfants qui jouent à se lancer des oiseaux de neige et tous ceux qui continuent à vivre devant.
Tourbillon glacé, je cherche longtemps à me reconstituer.
Palpitation tiède, coeur battant de l'hiver, quelque part dans le sommeil de mon visage.
Eau brûlante, je vis.
Tu dis :
"...Un coquillage de peau et de rêves, un long corps couché, roulé
comme les pages d'un livre sacré. Il monte vers le ciel, toujours plus bleu, jusqu'à ne plus être qu'un long mouvement ascendant, un pays d'eau où tu saurais parler au ciel et construire les ruines de l'indifférence."
22-12-98
FEU OUTREMER
Au sommet des vagues, les bougies appellent le monde.
Elles montent ensemble, avec le mouvement de l'eau, croisant leurs fumées
qui écrivent dans le ciel, se battent en riant, soeurs éblouissantes, puis replongent,
transformées, paraphant les vagues de leur braises, faisant pétiller l'eau.
Lentement la mer lumineuse pétrit les yeux fermés des hommes, fait naître leur regard.
Lentement, les flammes d'eau alphabétisent la matière, apprennent à lire
au sommeil du monde...
Pour le moment, seuls les enfants, les amoureux et quelques fous aux vies imprononçables les voient. Les bougies pincent les harpes de gouffres,
traversent la pression des néants, charment les barques évidentes et leurs
harmoniques invisibles.
Seuls, quelques hommes lisent déjà dans le livre de feu pendant
que leurs frères leur jettent des poignées de boue dans les yeux.
Un jour, même eux entreront en collision avec l'intérieur du sable.
Ils parcourront le plein de chaque grain comme un pays immense. Puis, ils sauteront du haut du plus petit des grains, du dedans de la dernière-née des secondes du temps, attraperont les pattes d'un papillon de mer, jusqu'à ce qu'une longue chute douce, presque une danse, les amène au sommet des vagues, là où dansent les bougies.
Là, un instant, ils seront une pensée humide et titubante, une vie primale et puissante, cercle rose au sommet du bleu.
Et enfin, beaux de geste et d'attention, ils retomberont
en vie poudreuse, s'éparpilleront dans les flammes et descendront vers le fond des eaux en crépitant.
Ils devront désirer la lumière longtemps avant de remonter prendre place à leur tour au sommet des vagues, riches de sombre et de temps,
gorgés de la mémoire à venir.
Ils appelleront les hommes à grands gestes de feu et leurs fumées croisées
dessineront des yeux dans le ciel.12-11-98
LES MAINS PLEINES
Elle regarde l'eau.
Elle cache ses mains trop
pleines. Sa paume en volets de peau autour des flots fait taire les
mots.
Elle traverse le pont.
Pont de mains en
mosaïque de sons, les gestes liés assemblent les
syllabes.
Longue arche de plumes
à traverser la vie, dessus savent passer l'urgence du soleil
et la patience de l'ombre.
Alors, elle jette tous les
mots par dessus le pont. Les mots prennent l'eau, les carreaux
coulent en flots de reflets, ciel en marche sur la vitre.
Mais l'eau n'est pas muette
et ces mots là savent nager. L'eau regarde le soleil à
travers les carreaux et l'arche trempe ses plumes dans l'eau et
devient pont de mer.
Elle passe le pont,
légère de ses mains vierges.
Sourire des mots,
cachés derrière son dos.
13-11-98
COEUR BLANC
Une oreille de bois couchée sur la neige.
L'hiver n'entend rien, compte les pas du sommeil, renonce à appeler le
soleil, laisse se recroqueviller les feuilles dans le berceau du gel.
Les voeux gèlent dans les mains et s'émiettent dans le blanc du temps.
La glu des oiseaux colle le vent qui dure depuis trop longtemps, tourne
en cercles, fait s'évanouir les yeux volants.
Une oreille de neige, couchée sur le bois, dessine le cercle des
années, le regard de l'été.
Un coeur blanc se déchire sur les pointes des cristaux de neige.
Quand tout aura fondu, les oiseaux boiront cette eau blanche et,
ensemble, d'un seul mouvement, neigeront vers le ciel.
14-11-98
Daniel Dubé dit coeur blanc en Real Player (149 Ko)
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