Silvie Piacenza

 

 

 


Texte écrit d'après GROCERY d'Alain Korkos.

Grocery

 

J’ai passé la nuit avec le gros Buz. Oh c’est pas que j’en avais tellement envie, mais il n’y avait pas grand monde hier soir au Chico Loco. Et moi, j’avais trop l’cafard, et quand j’ai trop l’cafard il m’faut les bras d’un homme. Et lui, le pauvre Buz, ça le dérange pas d’consoler. Et puis l’gros Buz, faut bien qu’il ait une chance de coucher de temps en temps.

Pour la dixième fois il racontait au bar l’histoire de son tatouage ridicule, qu’il exhibait comme une oeuvre d’art. Sa bedaine luisait dans les lumières tamisées, il l’arrosait de margharita pour se rafraîchir. Avec son short large, ses pieds en dedans, ses yeux bouffés par la défonce, ses cheveux un peu gras, un peu longs, le gros Buz, il est pas beau à voir, mais il a une voix de tendresse, et j’crois qu’c’est ça, qui m’a fait craquer. Après quatre ou cinq verres et autant de sticks, j’ai trébuché dans ses bras et on est parti chez moi. C’est la première fois que j’couche avec un gros. C’est pas mal... parce qu’avec sa voix de tendresse, il a la délicatesse du geste et en fermant les yeux, pas de mal à m’imaginer qu’j’pouvais être dans d’autres bras. Tiens, dans ceux de Jimmy par exemple, qui me snobe avec des petites pétasses, qui s’trimballent dans des jupes courtes et qui ont la poitrine encore un peu haute.

Et puis, il a peur de faire mal, le gros Buz, il a peur de vous écraser alors il prend les devants. Moi, dans ses mains, j’étais une porcelaine, un vase de Chine. Je m’suis sentie un peu précieuse. Avec Jimmy, c’est pas pareil. Ca m’a fait pleurer tant d’attentions, et lui, y savait plus où s’mettre. Il est parti m’ chercher du papier aux toilettes. En revenant, il reniflait.
"Tu pleures ?"
"Non, j’supporte pas cette putain de climat' "
Moi, j’savais très bien qu’il pleurait aussi, parce que c’est pas souvent qu’il jouit le gros Buz, et avec moi, c’est pas pour me vanter, mais quand j’ai le cafard, j’suis capable de faire bander un mort. Et puis on a parlé, et pour la onzième fois de la soirée le gros Buz, il a raconté l’histoire de son tatouage, et pour la première fois j’ai écouté.

"J’ai toujours mon matériel sur moi. A chacune de mes rencontres, je demande un témoignage, un mot, un signe, une trace de tendresse à graver sur ma peau. Y’en a qui sont plus doués que d’autres, y’en a qui font plus mal que d’autres, mais je m’en fiche. J’porte sur moi de façon indélébile ceux qui ont croisé l’chemin du gros Buz. C’est toute mon histoire. Manière de ne jamais les oublier...."
Pour la première fois, je les ai regardés de près les tatouages du gros Buz. Y’ avait des petites étoiles, des petites lunes, des initiales, des points éparpillés, un soleil, des lézards, un prénom, une guitare, un poisson, un coeur, un "maman" tout déformé. "C’est ta mère qui t’a tatoué ça ?"
"Ouais, je l’ai obligé tout petit déjà. Depuis elle a disparu, mais j’m’en fiche, elle est là... depuis toujours elle est là et elle y restera..."
"Et la guitare ?"
"C’est un mec, un mexicain, qui avait passé la fontière en clandé. On avait travaillé une semaine ensemble à creuser une piscine. Au fond du trou, il chantait... me falta la guitarra para cantar(*) mais il chantait quand même et un soir, entre deux bières, il m’a tatoué ça. J’l’ai plus revu. L’immigration a dû lui tomber dessus et il m’a laissé sa guitare. "Et les étoiles, c’est qui ?"
"...Des princesses...comme toi"

J’ai recommencé à pleurer, lui s’est essuyé les yeux dans son grand short et a sorti des poches une bouteille d’encre de Chine et une petite boite plate avec une aiguille dedans.
"T’as quelque chose à m’écrire dessus ?"
"Moi..!? "
Alors j’ai pris l’aiguille et j’ai ouvert la bouteille, j’ai choisi une étoile, et pas très sûre de moi, j’ai commencé à piquer. L’gros Buz, on aurait dit que ça le chatouillait. Il regardait au plafond, il avait un drôle de sourire.
"J’te fais mal ?"
"Non"
"Tu sais, c’est pas très original ce que je fais"
"Me dis rien, j’verrais plus tard"
Et j’ai passé deux heures comme une gosse à m’appliquer pour rajouter une queue à une étoile, à faire d’une simple étoile une étoile filante. Le gros Buz, il avait fini par s’endormir, et il ronflait doucement. A l’aube, j’avais fini. J’ai rangé le matériel, je me suis calée contre son flan, et à mon tour j’ai fermé les yeux.

Quand je m’ suis réveillée, le soleil pétait à travers le rideau. Le Gros Buz n’était plus là. Sur le lino, une boule de papier toilette raidie par mes larmes séchées et des traces de Rimmel.
J’ai enfilé ma jupe rose et j’suis descendue m’acheter un Coca Light à l’épicerie du coin.

 

(*) Il me manque une guitare pour chanter

 

 

 

Haut de page
Retour
Ecrire à l'auteur