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Mon Benjamin,
Il faut que j'essaye de t'écrire, tu me manques tellement (tu nous manque tellement, devrais-je dire)... Il faut vraiment que je tente de te faire parvenir cette lettre, oui, et pourtant j'ignore si l'adresse que m'a apportée hier soir le vieux Jean Cabre est encore bonne, à condition qu'elle l'ait jamais été. J'ai d'ailleurs beaucoup de peine à comprendre comment tu as pu te lier d'amitié avec son fils, au point de le rejoindre là-bas ...et qu'il soit le dernier à savoir où tu te trouves exactement !
Ce n'est pas juste, Benjamin : le petit Cabre est un voyou, tout le monde en est persuadé ici... et s'il est parti si loin, c'est bien pour ça, non ? Il lui est plus facile de dissimuler ses trafics à Hanoï que dans la vallée ! Louise m'a avoué récemment que c'était lui, le père du petit : je n'imagine vraiment pas qu'on puisse s'en aller de cette manière, quand on vient d'avoir un enfant. Alors, toi, notre Benjamin bien-aimé, avec ce type ? On ne s'y retrouve plus, tu sais.
Depuis quelques jours, ils ont ressorti la grande table, on recommence à manger dehors. Nous avions tout changé, sans même en parler, depuis ta disparition... Rester à l'intérieur, c'était un moyen de se mettre entre parenthèses, de vivre en attente, en espérance de toi mon Benjamin. Et puis papa a dû en avoir assez, il a dit que cela suffisait, que tu devais revenir, que tu allais revenir, ce n'était qu'une question de temps, sûrement, et que nous allions être tous ensemble, comme autrefois. Il a demandé à Marianne de s'y remettre, et puis de changer enfin les draps de ton lit, et de servir à sept heures. Tu te souviens comme tu l'aimais, l'odeur du chèvrefeuille, qui monte de la treille, sous la terrasse ? En ce moment, elle est si entêtante qu'elle me coupe l'appétit.
Ensuite, on s'assied au salon, comme autrefois, pour lire ou écouter de la musique. Nous n'avons toujours pas la télé, papa est intraitable -tu le connais. J'ai beau lui expliquer que je me sens isolée du monde, que je voudrais voir comment tourne la planète… rien à faire. Il me renvoie à mes classiques, et moi j'ai la sensation de ne rien savoir encore. Bien sûr, je vais à l'université, maintenant. Mais c'est pareil : l'autre jour, un professeur nous faisait une démonstration philosophique, en prenant l'exemple d'un chat qui essayait d'attraper un pot de confiture… C'est ridicule ! As-tu déjà vu un chat s'intéresser à de la confiture ? Voilà ce que m'inspirent ces études : de magnifiques idées, mais qui n'ont aucun rapport avec la réalité. Il y a tant de choses que je ne connais pas, dont je n'ai même jamais entendu parler. Toi, si tu étais resté, je suis sûre que tu m'aurais emmenée vivre en ville, que tu m'aurais fait respirer un autre air : tu étais si curieux, et si entreprenant.
Benjamin, tu es mon cousin, et je n'ai vécu qu'à travers toi, tu ne l'ignore pas ...et dans ton coeur c'était pareil, n'est-ce pas? Oui, tout me venait de toi, depuis l'année de ton arrivée. Mais Benjamin, je t'aime beaucoup trop pour te considérer comme un frère... Je me souviens de chaque détail, tu sais. Et toi ?
C'était vers huit heures, il n'y avait pas école, sans doute les vacances de Pâques. La haute porte du perron était ouverte, alors qu'on passe habituellement par la cuisine. Je suis descendue, en chemise de nuit, et la première chose que j'ai aperçue, au-delà de ta petite silhouette et de celle de l'oncle Michel, c'était la brume qui montait des champs, sous les rayons du premier soleil. J'ai toujours adoré ce moment, quand la vallée semble encore mouvante et fraîche, avant la mauvaise chaleur du jour. Tout était pur, oui, et toi tu te tenais là, bouleversante nouveauté, dans ce petit matin lumineux. Michel parlait avec maman, à voix basse, mais on m'avait déjà avertie que tu venais pour rester. Alors je me suis approchée de toi, ravie, et je t'ai regardé, sans savoir au juste quoi te dire.
Oh, tu étais déjà très beau, à l'époque, Benjamin, avec tes yeux si noirs, ton nez busqué, et puis ces cheveux sombres, luxuriants, que tu laisserais pousser tellement longs, plus tard, au grand drame de papa (j'en souris, en te l'écrivant, mais c'est épuisant de sourire quand on a le coeur si serré, crois-moi). J'ai eu l'impression que ma vie commençait à cet instant. Finalement, je t'ai demandé si tu te souvenais de moi, tu as répondu que non. Tu avais l'air très triste, mais cela aussi, on m'avait prévenu que c'était normal.
Et ainsi avons-nous commencé à vivre ensemble, du matin au soir. J'avais neuf ans, toi six, mais très vite, nos esprits s'apparièrent, pour ne plus se quitter : deux âmes enfantines, s'enivrant ensemble, toujours ensemble, par les chemins et les bois de la vallée. Aujourd'hui, je marche seule, et quoi que je fasse, j'ai toujours l'impression que la terre est sur le point de se fendre, qu'il va s'ouvrir un abîme, dans lequel je n'aurai plus qu'à me laisser tomber. C'est comme un grand vertige, cette solitude, et qui ne me lâche plus.
Soucieuse, j'ai demandé à papa pourquoi tu vivais chez nous, et si tu allais vraiment rester. Il m'a dit que ta mère -cette tante Elisabeth que je n'ai jamais vue- était partie habiter en Afrique avec son nouveau mari. Elle ne voulait pas t'emmener, à cause du paludisme. Et son père, ai-je demandé ? "A vrai dire, on ne sait pas qui c'est" m'a-t-il répondu. Il avait l'air ennuyé en disant cela, mais il voulait sans doute éviter que tu ne me l'explique toi-même.
Je n'étais plus seule, non, plus seule devant le chocolat du matin, plus seule dans l'autobus de l'école. Tout au long de la journée, je pouvais t'apercevoir, et tu avais cette manière de me sourire de loin, tu étais déjà tellement plus bienveillant que les autres garçons de la vallée. Le soir, nous sautions du car, et dès le coin de la haie tournée, je te prenais la main : nous avions toujours de nouvelles péripéties à nous raconter. Nous nous disputions souvent, les adultes nous croyaient fâchés, il n'en était rien. Bientôt, il fut entendu que ta mère ne reviendrait pas, mais tu ne semblais pas en souffrir réellement. Je suis sûre que comme moi, tu ne souhaitais qu'une seule chose : que l'on ne nous sépare pas.
Je me souviens aussi de ces jeux étonnants que tu inventais (tu te rappelles ? nous avions découvert ce renfoncement de la paroi, sous le rocher de l'Enclume, ouvrant sur une petite grotte, et nous en avions fait notre cachette - nous l'appelions la brousse), je me souviens de ces bouts de ficelles que tu traînais toujours avec toi. Tu me demandais de t'attacher les poignets et les chevilles, pour jouer à prisonnier, ou aux indiens, d'inventer des histoires, et même de te parler avec rudesse... Je m'exécutais, j'incarnais des personnages sans pitié, pour te plaire... dans ces moments-là, tu prenais des attitudes de princesse, couché sur la mousse tu me regardais avec des airs suppliants et tendres, qui me ravissaient. Je crois que j'aurais pu vivre toute notre vie en enfance, avec toi, Benjamin.
Vers l'âge de douze ans, tu pris l'habitude de venir te cacher sous mes couvertures, la nuit. J'aurais dû, à cette époque, devenir adolescente, mais je n'étais encore qu'une petite fille poussée en graine, pas même formée. Je voulais sans doute rester plus près de toi. Toi qui, en revanche, prenais déjà des allures de jeune homme : tes muscles se développaient, tu promenais partout un nouvel éclat presque viril, que tu ne semblais pourtant pas vouloir mettre en avant, à l'inverse des garnements qui me tournaient bêtement autour. Tu me dépassais. Je me souviens de t'avoir vu mélancolique, un chatoiement triste dans tes yeux sombres, mais lorsque je te demandais pourquoi, tu me disais que tu ne savais pas.
Je te croyais, Benjamin... en vérité, tu n'avais pas de secret pour moi. Et je te donnais toute ma confiance. Te rappelles-tu, il y eut une autre nuit. Tu venais d'avoir quinze ans, je crois. Tu es venu après minuit, tu m'as réveillée : il y avait cette pleine lune, qui tombait en poudre laiteuse sur le tapis, on y voyait clair sans allumer la lumière. Tu m'as demandé si tu pouvais aussi ficeler mes mains et mes jambes. J'ai accepté, bien sûr. Qu'avais-je à craindre de toi ? Tu m'as regardée longtemps, assise en face de toi, bien attachée par tes soins, et puis tu as posé la main entre mes cuisses, juste dix centimètres au-dessus du genou. Il faut que je te l'avoue, maintenant : j'ai eu soudain la sensation d'une empreinte au fer rouge. J'avais tellement envie que tu continues, que tu profites de mon immobilisation pour te diriger vers le creux de moi, qui t'appelait sauvagement. Tu étais à genoux devant moi, avec tes épaules nues, et tes gestes lents, précautionneux …sensibles : oh, je te trouvais beau à en mourir, et j'aurais fait n'importe quoi pour toi. Mais tu n'as pas voulu, tu m'as détachée, tu as dit : non, il ne faut pas.
Ainsi finirent nos jeux de ficelles. Je t'ai bien demandé, une fois ou l'autre, mais tu secouais la tête, tu te fermais et tu disais : non, non. Tu ne venais plus la nuit, et moi, je me suis enfin résignée à être femme. C'est aussi vers cette époque que tout le monde s'est mit à te juger admirable : papa pouvait toujours compter sur toi pour couper un arbre du jardin ou faire du bois. Lorsque maman est morte, tu t'es chargé, du haut de tes seize ans, d'une quantité de détails pénibles, et puis d'entretenir sa tombe, où nous trouvions toujours des fleurs fraîches. Tous nos amis de la vallée savaient bien qu'ils pouvaient faire appel à toi pour un bricolage ou un déménagement : tu étais serviable, rapide, robuste et ingénieux. Et tu ne nous offrais que des sourires : oui, mon Benjamin, vivre avec toi était un enchantement. C'était l'avis général, et c'était aussi la réalité.
Vraiment, pendant toutes ces années ensemble, il n'y eut aucune fausse note, et nos disputes étaient celles de ceux qui s'aiment tant qu'ils ne craignent rien à se chamailler... Je me souviens simplement de cette curieuse histoire, avec Sophie. Elle était venue me chercher dans sa voiture, un matin, pour m'emmener à l'université. Et là, elle a essayé de me dire quelque chose, à ton propos. Que tu l'avais attirée dans la remise, derrière chez nous, un soir. Et que tu n'avais pas été normal. A vrai dire, je n'y ai rien compris, parce qu'elle n'arrivait pas à en parler clairement. Et quoi qu'il en soit, j'avoue que je n'avais aucune envie d'y penser réellement. Dans mon esprit, Benjamin, tu étais - et tu restes- irréprochable. Mais est-ce à cause de cela que tu es parti, dans la nuit, une semaine après tes dix-huit ans ?
Non, franchement, je ne m'y retrouve pas... que s'est-il passé ? Mais ce dont je suis sûre, c'est que vivre sans toi est un déchirement, pour moi et pour nous tous. Et puis, papa est trop vieux pour s'occuper de la maison comme tu le faisais. Souvent, on laisse l'herbe sans la tondre, jusqu'à ce que le père André arrive, avec un petit air triste et réprobateur, et dise : "je vais vous la faire, moi, votre pelouse, mais c'est misère quand même... un si gentil garçon !"
En t'écrivant ceci, Benjamin, je suis assise à ton bureau. Devant moi, il y a ton grand cadre, avec toute ta collection de noeuds. Je m'en souviens aussi, de cette passion que tu mettais à apprendre chaque manipulation, précisément, de manière à pouvoir la refaire les yeux fermés. Ensuite, lorsque tu jugeais ta création parfaite, tu l'exécutais une dernière fois, avec de la belle cordelette blanche, puis tu la punaisais, au dessus de son étiquette : noeud de cabestan, de chaise, noeud plat, coulant... Oh, Benjamin : moi, j'avais rêvé que ces noeuds, tu les cultivais pour nous attacher mieux encore, un peu plus chaque jour.
Le soir tombe sur la vallée. Loin, là-bas, sur le coteau d'en face, il y a le mur du cimetière : je n'ai plus jamais joué à y faire rebondir l'écho, depuis ton départ. Le monde alentour plonge lentement vers le bleu. Et ce soir, encore, autour de la grande table, nous nous tairons et nous penserons à toi. Nous t'attendrons, nous t'attendrons si fort, mon Benjamin.
Toute à toi,
Ta Natacha, qui t'aime.
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