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1ère : DE SABLE ET DE MYRRHE
Mireille SeassauPour Aaron...
"Ils doivent compter sur leur seule imagination
pour accélérer ou régulariser les battements de leur coeur.
Ils doivent trouver par eux-mêmes l'éclat d'une lumière enfouie."
H. E. Cheikh, Femmes de Sable et de Myrrhe
Après le hammam, je me glisse dans la ruelle des murmures. Chuchotis
de vies qui respirent derrière un moucharabieh, les épaisseurs de
pisé. Leur chemin étroit monte doucement le long de mes jambes.
Caresse apprivoisée du serpent. Le soir en moi.
Ma tête tourne comme si j'avais bu à même la peau de la vie.
Par instants, une odeur palpitante de feu de bois enlace celle de la
myrrhe. Lui fait un enfant de parfum. Je les respire jusqu'à plus
d'air. Me souviens. Me souviens. Me souviens. Après l'arche des
croyants, les cheveux du vent se lèvent pour emmêler les miens.
Au-delà des murs, les voix aspirées par le silence colorent de sable
mon visage. L'occident perd ses mots. Me berce dans ses bras.
Doucement. Je me souviens. Me souviens. Me souviens.
Par terre, une plume d'oiseau donne des ailes au sable. Je me
penche. Une porte s'entrouvre, puis une voix : " gazelle blanche,
un thé "... Et son fou rire brûlé. J'en recueille les éclats au
tissu chaud de ma peau. Taffetas de soie. Je passe la porte sacrée.
Là-bas, elles m'attendent. Leurs yeux-nuits s'étoilent vers moi, en
même temps.
Attirée, je me dirige vers leur bougie qui danse. Autour, elles sont
assises en tailleur. Eclatent de rire en touchant mes mains. Grappes
de leurs doigts. J'entre chez moi, entourée d'elles. Ma volière.
Fatim dessine un frisson sur ma peau. Signal. Elles se lèvent toutes
alors, d'un seul mouvement, font cercle autour de moi et tournoient
en lucioles. Les étoiles accrochent les regards, les relient à la
flamme. Parfois un rire éclate, comme une bulle de plaisir. Les
femmes m'entourent, se resserrent et me protègent. Leurs souffles
sirocco sur moi. Chaleurs aux douceurs se mélangent, jusqu'aux
étoiles qui poudroient.
Rien n'est dit. Tout se fait, se touche et se sent. Je me souviens.
Me souviens. Me souviens.
Le thé brûle la nuit de son humide. Fatim commence à dessiner un
regard au henné sur ma peau. Ses doigts de parfum me touchent loin
dedans. Effluves entêtants. Je sais me damner pour une belle odeur.
Après, elle prend le tissu blanc qui me couvre. Le caresse
doucement, puis l'arrache d'un seul mouvement. Brusque, violent.
elle rit et exhale de sa manche un flacon parfumé. En couvre chaque
grain de ma peau. Envoûtant, saharien. Juste lui sur moi. Entier, je
le prends. Elle tend le verre de thé à mes lèvres, repousse mes
mains. Brûlure plaisir. Souffrance bue. Avec sa langue, elle lave
mon visage de la pâleur, souffle sur ma bouche "pour effacer les mots".
A l'intérieur de mon ventre, je deviens femme de couleurs. Je me
souviens. Me souviens. Me souviens.
Une à une maintenant, les femmes se lèvent. S'éparpillent.
Seule, allongée dans les bras du sable, les yeux vers le ciel, je mange
les étoiles. Mon pouce dans la bouche. Je tête la faim. Son ardeur
brûlée. Plus loin, on entend chanter les ailes des voix liées. Leurs
tambours élancés. Je descends lentement tout au corps du sable, nu.
L'effleure de mes lèvres. Ecarte ses plumes, une à une. Puis
j'enserre ses jambes dans mes bras et, le visage contre son ventre,
je le délivre longtemps. Suce son pouce. Le bois. Miel. Sève des
mots crus. Lèvres mêlées, nourries à torrents d'eau. Pays chauds.
Tropiques du Cancer. Désert.
A lui
Et je n'ai plus de mots.
Silence de l'homme sable qui va, puis vient en moi.
envoyez-lui vos applaudissements :-)
2ème : LE VOYAGE ANDALOU
Michel Barrios
On a quitté Cordoue après les chants flamencos du petit bar de la Plazza de
Colon. Soir du renaître, un verrou a sauté. Réincarnation d'un morceau de
mon âme.
Je suis détouristé.
Arrêt dans un chemin de terre, sous quelques arbres. Dans le champ, sous la
lune, des masses noires autour d'un olivier.
Des taureaux.
Une fascination inquiète nous a conduits vers eux. Plus près. Encore.
Jusqu'à l'endroit du plaisir-peur.
Une subtile excitation me venait dans le corps. Chaleur au creux des reins
qui descendait depuis l'échine. Anne-Lise se serrait contre moi. Troublée,
aussi, par cette nuit étrange, cette lune brillante qui allongeait nos
ombres et l'écho de ces chants qui pleuraient dans nos têtes.
Et ces monstres, là-bas, pareils à des statues. Des granits de mystère et de
force assoupie.
Les yeux d'Anne-Lise n'avaient jamais été si grands. Si électriques.
Plus près. Encore...
Le désir nous emporta soudain, arrachant nos habits comme de vieilles peurs.
Là, tout de suite, dans l'herbe.
En des assauts violents à arracher la terre.
La tête relevée, le corps exacerbé, je voyais les taureaux. Immobiles...
Quand le ciel chavira, j'étais le Minotaure.
Corps repus.
Dormi comme des bêtes.
Journée de paresse, à regarder vivre les taureaux. A observer Cordoue au
loin, par-delà les collines. Cordoue coupée en deux par le Guadalquivir.
Le jour est passé en farniente...
Et puis la nuit revint, et sous la lune, des masses noires autour d'un
olivier.
envoyez-lui vos applaudissements :-)
3ème : SOLEIL DE VERRE
Stéphane Méliade
Doucement, je me dirige vers la grande baie vitrée. Elle donne sur la
terrasse, la piscine. Dans ma tête, des rires d'enfants résonnent à
travers l'eau, comme s'ils couraient au fond, en se poursuivant. "Une
maison de médecin, je la connais. Le mardi, il n'y a personne jusqu'au
soir", m'a expliqué Léa. Elle a travaillé dans le quartier. "Il doit y
avoir de quoi te soulager, là-dedans, Nils". Un portail bas. Un garage
avec une porte pas fermée à clé, qui communique avec le reste de la
maison.
Le chat fait le tour de la piscine. Angora inondé de lumière, il
ressemble à une touffe de soleil en promenade au bord de l'eau. Il ne
nous regarde pas. Il y a des chatières partout en bas des portes.
Incroyable. La salle de séjour est belle, lumineuse.
- On attend qu'il rentre et on le braque. Il faut qu'il te soulage.
Je secoue la tête. Assez de morts, assez.
Ma hanche me brûle. J'ai l'impression d'être une vitre sur le point
d'exploser.
Dans ma tête, je porte le corps de l'épicier. Je porte cet instant où il
s'affaisse en me tirant une balle dans la hanche. Je tire aussi. Il
s'appuie un instant contre la caisse, l'air à peine surpris, comme s'il
se penchait simplement. On dirait juste qu'il va compter sa recette du
jour. Puis son corps glisse, tombe en paquet.
- Je voulais juste la caisse... juste la caisse...
Léa parcourt la bibliothèque. Ouvre un livre au hasard. Vient près de
moi.
-Écoute ! Le livre parle de nous.
Je regarde la couverture. "Le grondement de la montagne" et un nom
japonais. Elle a toujours fait des rapprochements bizarres entre des
choses très différentes, Léa.
- De nous ?
- Oui. Ecoute, Nils. "... deux pins. Seuls de leur espèce, ils se
détachaient en hauteur, ils inclinaient leur torse comme pour s'embrasser
et leurs cimes, se rapprochant, allaient sans doute y arriver"... Les deux
pins, c'est nous !
Je me dirige vers la grande baie vitrée. Douleur. Le feu à gauche de ma
hanche. Je m'appuie sur le bras d'un grand fauteuil.
- Regarde, Léa.
Sur le verre un peu opaque, j'écris "Léa", et "Nils". Nos deux noms se
touchent, presque l'un dans l'autre. L'écriture est plus sombre, mais
aussi plus nette que la brume lumineuse de la vitre face au soleil. Le
soleil flou, les poils bleus de la piscine, la lumière hirsute, tout se
mélange. Autour de nos deux noms, je nous dessine, nos corps, mêlés
aussi.
Je me retourne vers elle.
- Dans une minute, ce sera nous.
Je regarde une dernière fois nos noms sur la vitre. Ils sont écrits dans
nos ventres. Ma hanche me déchire. La mort m'ouvre peu à peu,
patiemment, comme un paquet cadeau.
Léa a compris mon intention. Ses yeux brillent d'une lueur un peu folle.
- J'aimerais que les flics arrivent maintenant.
- Tu veux dire pour qu'ils me trouvent vivant ?
Elle secoue la tête plusieurs fois...
- Non, parce qu'ils n'oseraient pas nous arrêter en train de faire
l'amour.
Le chat s'est arrêté au bord de l'eau. On dirait qu'il va sauter et
faire un ballet nautique. Léa commence à se déshabiller.
Je saisis un lampadaire et, les pieds en avant, j'arrive à le lancer sur
la vitre, droit dans nos corps de verre et de poussière.
- Là.
Je lui montre l'intérieur du tour de la vitre. Elle vient. Nous plaçons
nos corps, en les appuyant contre le fauteuil, entre les dents du lion
de verre, exactement dans l'espace de nos éclats de noms.
Il faut faire vite. Je n'ai plus beaucoup de temps. L'épicier a tiré en
tombant, vers le haut. Je crois que la balle est remontée vers un organe
vital.
Chaque mouvement me brûle.
Enchâssés, sertis l'un en l'autre, nos corps brillent de toutes leur
facettes. Avant elle, j'étais plusieurs corps disséminés en éclats,
comme si j'étais né en plusieurs fois, dans le désordre. Je le lui dis
avec le mouvement.
Au moment où ma poitrine vole en éclats de verre, je viens en soleil
dans le ventre de Léa. Elle me regarde intensément, longtemps. Je veux
mourir dans ses yeux... Je souris aux noms tracés sur la vitre. Je les
regarde nager dans nos ventres. Un chat bleu brille au-dessus de nos
têtes.
Le visage de Léa. Effort. Je me rapproche, millimètre par millimètre.
Elle me laisse faire. Elle sait que je veux y arriver, que je dois y
arriver. Sa langue accueille la mienne.
Puis tout tourne, se renverse, glisse, pendant que se lève un immense
soleil de verre.
envoyez-lui vos applaudissements :-)
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