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LE CHARIOT
extrait d'une série
de contes inspirés
des arcanes majeurs du Tarot
Il était une fois un Prince
qui n'aimait rien que le voyage.
Et ceci au point de ne pouvoir
souffrir le moindre arrêt dans Sa course
effrénée à parcourir le monde. Alors pour
quelquefois se reposer un peu, cesser de cavaler,
il s'était fait fabriquer un grand chariot,
superbe comme un palais. Chariot mené à grand
attelage qui ne cessait lui aussi davancer.
Dans les montagnes, on le
tirait de cinquante boeufs ou zébus, et quand le
climat le permettait, d'une demi-douzaine
d'éléphants non capricieux ; en plaine,
l'attelage était magique : cent chevaux blancs
le jour, cent chevaux noirs la nuit... les
crinières comme une traîne de mariée ou de
veuve étaient parées de pierreries et de l'or
le plus pur. Les palefreniers, toujours en grande
livrée, formaient un petit régiment de
quatre-vingt cavaliers tous plus sveltes et
nerveux les uns que les autres. Je ne vous dis
pas les uniformes, les galons, les fourragères
et les shakos, c'était étourdissant d'allure.
Cet espace traîné sur roues
était organisé magnifiquement: une salle des
cartes, une bibliothèque, une chambre avec bain.
Où trônait un immense lit à baldaquin de soies
légères pour l'été, de lourds draps de laine,
pour l'hiver, et le vent de son éternelle course
ne cessait de le faire flotter comme un nuage.
Dans le chahut du voyage, bien
sûr, il se perdait quelques affaires : un
compagnon encombrant, de la vaisselle
dépareillée, de vieilles lois devenues inutiles
; car au fur et à mesure de son avancée vers le
Levant (il voulait voir poindre le véritable
premier jour du monde) des décrets concernant le
statut de ses majordomes laissés là, dans les
premiers pays conquis, à quelques années de
courses et de longueurs franchies, étaient
devenus obsolètes.
On laissait donc partir dans un
vaste courant d'air tous ces débris de pouvoir
engloutis dans une anarchie peu à peu
envahissante. Car ce prince avait le don
d'apaiser les peuples dont il faisait la
conquête, à coup de charme et de clairon. Mais
son éloignement inévitable faisait repartir les
pires débauches politiques et artistiques.
Il était réputé pour son
goût. Les meilleurs artistes des pays conquis se
précipitaient à son service, créaient quelques
mausolées par-ci, par-là, traces de son
passage, tentant d'inscrire dans les paysages
traversés une telle fulgurance. Il courut ainsi
le monde sans jamais connaître un instant, une
seconde, qui puisse s'apparenter à une simple
immobilité. L'immobile éternelle mort le
rattrapa, bien sûr, en route. Il n'y avait
qu'elle pour l'arrêter. Il ne la vit pas venir.
Sans doute, ressemblait-elle à une passante
ordinaire, vieille femme courbée, passant là
dans un coin. Il mourut d'un coup sec,
c'est-à-dire d'un regard.
Alors le chariot repartit en
sens inverse, plus lentement, plus
solennellement, les chevaux parfois marchant
l'amble. Sa dépouille levée haut et embaumée
d'aurore, passait au-dessus des manants, des
toits, des champs. Et plus il retournait chez
lui, plus on l'avait oublié. Il se perdit
d'ailleurs, quelque part dans un désert jaune.
Certains disent qu'il fut pillé par des bandits
en toges longues, pillées les crinières des
coursiers et les galons de sa troupe. Peut-être
se laissa-t-il ensabler là, un beau jour, ce
beau chariot devenu si lourd et métaphysiquement
aussi absurde qu'un météore tombé.
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