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Ami(e)s poètes et lecteurs,
L'Europe ouvre ses ailes ; elle sera monétaire et économique ; même Europoésie affiche désormais ses prix en euros. L'eu(ro)phorie est donc générale. Certes, à bien y regarder, l'Europe donne plutôt l'impression d'une citadelle entourée de barbelés, physiques ou administratifs, destinés à empêcher les hordes de gueux de s'abattre sur elle pour manger le pain des Européens. La guerre civile est à ses portes : l'Europe regarde ailleurs. A l'intérieur même de la citadelle, incompétence, gabegie et corruption à tous les niveaux. Sans doute s'agit-il là de maladies de jeunesse ?
Certains de nos lecteurs ne manqueront pas de s'offusquer de la présence ici de telles réflexions (qu'ont-elles pourtant d'extraordinaire dans une revue à vocation européenne ?) Tant de poètes ne souhaitent qu'une chose, continuer à tourner en rond dans leur petit monde factice au vernis courtois, cultiver l'"amitié" poétique, qui se résume bien souvent au fameux "cher ami, j'aime beaucoup ce que vous faites - à propos, avez-vous lu mon dernier recueil ?", et le cas échéant, déplorer la misère des temps en vers académiques pleins de bons sentiments. La sincérité, le courage d'ouvrir les yeux, de se remettre en cause, ne sont pas des vertus cardinales du microcosme poétique. La poésie reste le refuge de ceux qui ne sont pas guéris de leur enfance.
Il est vrai aussi que la poésie engagée ne donne généralement pas grand-chose de bon, littérairement parlant. N'est pas Aragon qui veut. Alors ? Que faire ? Je n'en sais pas plus que vous. Du moins, pour commencer, ne pas tout gober béatement, et peut-être méditer ce court dialogue tiré du film des Monthy Python, La Vie de Brian :
Brian (à la foule) :- Vous êtes des individus ! Vous devez penser par vous-mêmes !
La foule (en choeur) : - Oui, nous sommes des individus ! Nous devons penser par nous-mêmes !
Tout est dit, me semble-t-il.
Philippe Caquant Rédacteur en chef
La vie à pleine lampées
Il faudra bien laisser tomber un jour
ces bogues d'enfance craintives
les petits becs
roitelets qui n'ont pas vu les oiseaux grandir,
la peau frileuse du bouleau
et ses chatons en vrac
sous des lunes de bals masqués.
Le geste libre
nous l'aurons alors,
sûr de soi
le geste des filles aux longues jambes
avenues-du-monde, hôtesses-de-l'air
ou ravaudeuses-de-langues-vivantes
nos langues en patchworks.
L'audace neuve et l'assurance réussie
des lendemains de liftings,
tout cela nous l'aurons aussi.
Ce sera l'heure d'aller à la ville
réveiller les réverbères assoupis
sur leurs tables de travail
et les fontaines qui n'en finissent pas de ternir
sous des porches sans soleil
sans le moindre nid d'hirondelle :
"chez nous
le coing
ce sourire blessé à mort
le rire jaune,
nous le laissons sécher
dans les branchages de novembre ;
nous aimons tellement mieux la prune rouge
la cerise ou la pêche abricot
qui ne font pas de manières,
partagent avec nous l'été, l'enfance
et le merle,
le repas sur l'herbe et le rire aux éclats
la vie à pleines lampées."
Roselyne Ligné Viroflay

Lu dans Europoésie n° 21
Le bus s'arrête
Le bus s'arrête, et tu descends, mon vieux.
Nous, nous continuons encore un peu plus loin.
La tête à la fenêtre, bavardant
mordons l'air, prenons du bon temps.
Mais toi, plus rien ne peut plus te retenir.
Le bus s'arrête, et tu descends, mon vieux.
Qui comprend cela ? Le bruit se noie dans le silence,
et les morts s'alignent hors de terre.
Le ciel se couvre, rayonne - des notes en pagaille.
On verra. Le temps arrange tout.
Encore quelques pas, et ensuite rien de grave n'arrivera.
Le sol vacille sous tes jambes.
Chemin désert, chemin poussiéreux, sans bordure...
Laisse mon visage effleurer ta main.
Je ne peux pas aller plus loin avec toi,
d'ici ton chemin ne conduit déjà plus nulle part.
Il reste, de toi, ce qui restera avec moi.
Le bus s'arrête, et tu descends, mon vieux.
Une fois, il y a longtemps, à la mi-août
pendant trois jours il a plu à torrents,
et l'heure s'était noyée dans l'eau au fond du canot.
Le toit était de mille neuf cent quarante-cinq.
C'était beau. Le travail. Les hommes. L'espoir.
Kocsolád (1). Lueur des flambeaux de la nuit.
Péter KÁNTOR - Hongrie
(1) De Kocsoládfalva, nom d'un petit village de Transylvanie (N.de T.)
Traduction : Bernadette Nozarian
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