Magda

 

 

L'étrille

 

J'entre dans la baignoire et ouvre le mitigeur. Réglé à trente-sept degrés pas plus-pas moins. Yeux clos odeur du gel-douche. Aujourd'hui mardi fleur d'oranger. Hier mimosa forcément c'était lundi. Aujourd'hui mardi shampoing. Mouiller les cheveux AVANT. Je verse la crème dans le creux de la main et la répartis sur toute la chevelure. Oui, Maman. Je fais mousser d'un même mouvement des deux mains. Oui. Petits cercles vers l'avant aujourd'hui mardi. Aujourd'hui mardi je rince de la main gauche. Penser à reboucher le flacon sinon il faudra tout recommencer. Oui Maman. Oui Maman.
Douceur de l'eau entraînant les restes de mousse sur le visage le long du cou sur le torse sur le ventre. Oh mon Dieu non ! Non ! Aujourd'hui mardi non ! Maman. Maman. Non. Gouttes salées sur les joues. Juste quelques-unes fondant sous le jet tiède. Maman, je t'en prie, non.

Main gauche serrant le manche de l'étrille métallique, pas gémir, pas gémir, vilain garçon je vais t'apprendre. Ne pas gémir quand jaillissent les premières traînées le long des cuisses, diluées en bouillon rosé autour des pieds maigres. Odeur puissantes mêlées. Sang frais fleur d'oranger.

Aujourd'hui mardi café deux tartines confiture d'orange. Demain forcément jus de pomme et croissant margarine, pas beurre, pas de beurre mercredi. Beurre c'est samedi et lundi. Pas dimanche. Pas Le Jour. Forcément ce jour-là, Le Jour, poulet-frites alors pas de beurre, forcément.

Tremper la tartine bien droite, oui, Maman. Aïe une miette dans la tasse. J'ouvre le tiroir de la main gauche, passoire. Nouvelle tasse, filtrer. Attention aux taches. Oui, Maman, oui. Aujourd'hui mardi chemise blanche attention aux taches. Demain vert bouteille forcément mais aujourd'hui mardi attention. Tremper le dernier morceau de pain et boire la dernière gorgée de café. Aujourd'hui mardi une bouchée pour une gorgée. Oui, Maman. Miettes sur la table, bout de l'index pas dans la bouche aujourd'hui mardi pas l'index. Cheminement de l'éponge en traits parfaitement parallèles. Je suis un bon garçon. Aujourd'hui mardi de gauche à droite avec la main gauche. Demain forcément l'inverse.

Aujourd'hui mardi aller à l'épicerie. Oui, Maman. Demain mercredi forcément la boucherie. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui mardi pas de viande. Forcément. Marcher tête bien droite; oui, Maman, oui. J'ignore les renflements sous le chemisier printanier. J'ignore les renflements au bas du dos. J'ignore le balancement de la jupe découvrant en cadence le creux des genoux. Maman. Oh Maman. Renflement au creux des cuisses. Non mon Dieu je vous en supplie non ! Renflement que fait l'étrille dans la poche gauche du veston. Entrer dans un immeuble et trouver la cave. Vite au fond du couloir mal éclairé pantalon dégrafé caleçon entrouvert main gauche serrée sur le manche de l'étrille. Pas gémir méchant garçon. Pas regarder les femmes. Non, Maman. Pardon, je te demande pardon. Pardonne-moi, je t'en prie. Maman.

L'église. J'entre à l'église. Oui, Maman. Confesser les pensées hideuses. Rédemption des péchés. Aujourd'hui mardi travée de gauche forcément. C'est celle des filles pourtant mais aujourd'hui mardi c'est gauche. Monsieur le curé, il ne sait pas à qui il a à faire. Trop indulgent, oui Maman tu as raison. Mais nous y remédierons à la maison. Ne t'en fais pas Maman, je n'oublierai pas. Je n'oublierai pas aujourd'hui mardi rendre visite à Maman. Je n'oublie jamais, n'est-ce pas Maman ? Bon garçon, ce soir longer la rue des Malards et prendre à gauche, toujours à gauche jusqu'à la petite porte de bois. Crocheter la serrure forcément le gardien t'a enfermée il ignore mon existence, nos rendez-vous. Ne t'en fais pas Maman je n'oublierai rien. J'apporterai les mouchoirs pour tout laisser bien propre comme tu aimes. Et je serai bien sage, je ne gémirai pas, tu verras Maman, un bon garçon. Puis je m'allongerai très doucement pour ne pas te réveiller. Aujourd'hui mardi je dormirai tout contre toi. Dans ma main gauche le bord de ton drap de pierre sera tiède. Je resterai près de toi Maman jusqu'au matin. Maman. Pardonne moi. Maman.

 

 

 

 

Pas d'eau, ce soir !

 

Toute la petite famille vient de passer la soirée à flâner. D'abord le long du vieux port où l'eau noire berce doucement les reflets des réverbères. Puis Many a proposé de monter au Suquet. Elle aime admirer de haut, accoudée au large muret de pierre, le spectacle de la ville offerte tout entière aux regards.
Nine a beaucoup insisté pour grimper sur le mur. A présent, elle le regrette un peu. Mais pas question de redescendre ! Pour se rassurer, elle s'agrippe de toutes ses forces au cou de Tonton Pierre, qui montre du doigt les silhouettes sombres des bâtiments; la mairie toute proche, le casino, de l'autre côté du port. En prenant un peu d'élan, on pourrait atterrir dans l'une des barques de pêcheurs, qui attendent à quai le moment de partir en mer. C'est Tonton qui raconte ça, et Nine n'est pas loin de le croire… Comme c'est amusant, d'observer la foule des vacanciers, (on ne dit pas encore "touristes", ou alors c'est un peu péjoratif), encombrant les rues d'ordinaire désertes, déchiffrant les enseignes : "Antoine-Antoinette" ou "Au mal assis". Quel nom, pour un restaurant ! Nine pense que si les chaises sont si inconfortables, le patron pourrait les changer, ou donner des coussins !

Sur le chemin du retour, la fillette lorgne avec un rien de convoitise les gens installés aux terrasses des cafés. Certains causent à voix basse, d'autres au contraire rient et parlent très fort. Quelques-uns fument des cigarettes, et même, un gros monsieur s'amuse à faire des ronds de fumée. Tous ces gens ont devant eux, posé sur une petite table en rotin ou en métal ajouré, un rafraîchissement.

A la maison, toute le monde boit l'eau du robinet. Mais à l'issue de ces promenades dans la touffeur des soirs d'été, il y a la fatigue supplémentaire des quatre étages. Arrivés en haut, jeunes et moins jeunes ont les jambes en coton et le coeur qui joue du tambour. Le visage de Many ruisselle. Albert, qui l'a soutenue pendant toute la montée, se moque gentiment: "Vé, la fontaine !"

Tout le monde est d'accord, pas question de se contenter d'un verre d'eau !

Nine, n'en pouvant plus de soif, crie le mot magique : l'Antésite, l'Antésite !

A peine débarrassé de sa chemise trempée, Tonton Pierre encore essoufflé, en maillot de corps blanc à trous-trous, décolle sous l'eau du robinet les glaçons du bac métallique. Il en emplit un bol de faïence blanche un peu ébréchée, décorée de feuilles d'olivier peintes à la main. Albert a pris, sur la troisième étagère du vaste placard de la cuisine, les verres à orangeade et le flacon surmonté d'un bouchon de liège dans lequel sont fichées deux pipettes de plastique: l'une, coudée, pour verser, l'autre pour le passage de l'air. Many sort la bouteille d'eau du réfrigérateur. C'est Albert qui verse le liquide brun (quelques gouttes, pas plus, sinon le goût est trop fort !), puis, armée d'une cuillère, elle pêche dans le bol deux glaçons dont elle garnit chaque verre, avant de le remplir jusqu'à ras-bord.

Les verres embués rafraîchissent d'abord la main. Nine ne boit pas de suite, non : elle tient le sien sous son nez pour humer le parfum du réglisse et de l'anis. Puis, de la pointe de la langue, elle cueille un peu de la mousse qui s'est formée en surface. Enfin, elle aspire à grand bruit la fraîcheur de la première gorgée, et termine en faisant "tsss, tsss" avec la langue. Quand on boit de l'Antésite, c'est permis. Personne ne fait les gros yeux, car tout le monde sait que cette dernière opération permet de garder plus longtemps le bon goût de la gorgée avalée.

Une fois le gros de la soif apaisé vient le temps des sourires, les coudes sur la toile cirée à carreaux, toute marquée de traces de couteau. Malgré la chaleur oppressante de cette soirée d'août, où pas un souffle d'air ne vient rafraîchir les peaux moites, ils se sentent bien.

Puis il est très tard, la petite doit aller au lit. Comme tous les soirs, elle embrasse chacun, ses petits bras serrés autour du cou, jusqu'à ce qu'il demande grâce. Enfin, allongée entre les draps tièdes, elle se laisse bercer par la rumeur des dernières discussions du soir. Et pendant de longues minutes, jusqu'à ce que ses yeux se ferment seuls, Nine continue à frotter sa langue sur son palais, pour emporter dans ses rêves le goût de l'Antésite.

 

 

 

 

Hidalgo ou le geste d'Albert

 

Nine a vu les cheveux foncés, le visage anguleux. Le nez busqué. Les yeux. Noirs, enfoncés dans les orbites. Elle a vu le regard. Meurtrier.

L'index barrant lentement la base du cou. Elle a vu la mort promise.

Seize heure vingt. La maîtresse n'en finit pas d'écrire sur le petit tableau noir, celui de gauche, les devoirs pour demain. Il faut recopier sans une faute, sans un oubli. Elle vérifiera et alors, gare au coup de règle sur les doigts ! La tête un peu penchée, la fillette s'applique à écrire du mieux possible. Surtout ne pas oublier le "s" au mot "exercices". Pour ça, elle est impitoyable, Madame Mouton ! Nine tient à conserver les deux bon-points gagnés ce matin, en récitant la poésie. Dix-huit lignes par cœur, et avec le ton ! A la récréation Ariel lui a donné un coup de pied :
"Tiens, la chouchoute, celui-là aussi, mets-le dans ta boîte d'allumettes !"

La petite a hâte de montrer à Albert le gros bleu sur son tibia. Elle sait qu'il la vengera. Il se dirigera à grands pas vers la coupable, fera des yeux terribles, et la giflera à toute volée !
Alors que Nine savoure sa victoire, un son de cloche la tire de sa rêverie. Vite, ranger les cahiers, le plumier. Vite, fermer le cartable, rejoindre le rang. Tant que les enfants ne seront pas impeccablement alignées, et silencieuses, la maîtresse ne leur permettra pas de sortir.

Enfin le portail s'ouvre, délivrant une cinquantaine de fillettes énervées. Le trottoir de l'école est très étroit. De l'autre côté de la rue, une foule attend : mamans, grand-mères, frères ou soeurs aînés, deux ou trois dames effacées portant blouse ou tablier. Albert est parmi les rares hommes présents.
Joie de le retrouver, de retrouver la liberté. On ira peut-être sur la plage, ou manger "un chichi fregi" ? Ces longs beignets moelleux, torsadés et saupoudrés de sucre, qui poissent la figure et les doigts. Albert dira : "Viens, que tu es toute "empéguée".
Il tournera à toute vitesse la poignée de la borne-fontaine sculptée, pour que Nine se rince la figure, et elle lui éclaboussera les pieds. Il criera : "Oh ! Fan de chichourle !" Et elle se sauvera vers la plage.

D'ordinaire, Albert vient la prendre par la main. Elle ne doit pas traverser sans lui. Mais, occupé à discuter avec un autre homme, il ne l'a pas encore vue. Elle va le surprendre, lui faire peur pour du faux, et il prendra son visage entre ses mains douces, et il dira : "Oh mon poussin, tu es déjà là ?"

Impatiente, elle s'élance, ne regardant que lui.

C'est le coup de frein qui alerte Albert. Tout s'est passé très vite. La petite n'est pas touchée. Elle n'a même pas réalisé ce à quoi elle venait d'échapper.

Instinctivement, elle a tourné la tête vers la gauche, d'où venait le crissement. A travers le pare-brise de la voiture arrêtée, elle distingue le visage du conducteur. Un homme d'une cinquantaine d'années, les traits tirés par la grande peur qu'il vient d'éprouver. Il roulait lentement, pourtant. C'est uniquement la faute de la gamine.
Albert lui a pris la main, l'a serrée très fort et s'est tourné vers l'homme. Son visage de grand-père s'est durci. Il a fait ce geste incroyable.

Plus tard, ils se sont assis au bord du bassin; les mains d'Albert tremblaient, alors qu'il arrangeait en cornet le papier huileux du "chichi". Lorsque Nine eut terminé son beignet, il a trempé un coin de son grand mouchoir à carreaux violets dans l'eau du bassin. Il mit tant d'attention à débarbouiller le petit visage que ses yeux en devinrent tout humides.

Sur le chemin du retour, ils n'ont pas parlé. De temps à autre, Nine observait son profil, cherchant à y retrouver les traits de l'homme entrevu un bref instant.
Le soir, désobéissant à la consigne, elle poussa le verrou du cabinet de toilette. Elle avait besoin d'une tranquillité absolue. Là, devant le miroir , elle passa de longues minutes à se fabriquer un visage dramatique. Une fois satisfaite de sa composition, Nine dressa son index et répéta, avec toute la lenteur requise, le geste d'Albert.

Ce geste, dont elle ignore encore qu'il restera au plus profond d'elle-même, comme un geste d'amour.

 

 

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