L'indicible calvaire des êtres poético-déficients

Par Alain Korkos

 

         
 
     
     
   
 
   
   
     
  La poésie m'exaspère. Parce que je n'y comprends rien. Rien de rien. On m'assure pourtant que Mallarmé, Henri Michaux ou Walt Whitman sont des génies, leurs livres me tombent des mains. Quelque chose doit m'échapper. Et si j'allais voir là où bat le coeur du monde ? Initions-nous à la poésie numérique, que diable !

De site en site, de page en page, que lis-je ? Un ramassis redoutable de phrases sibyllines nées des tréfonds d'esprits torturés souffrant la male-mort, recroquevillés tout là-haut dans leur soupente mal chauffée. Avec des vrais morceaux de malheur dedans. Que forcément, c'est du talent à l'état pur marqué au fer rouge de la douleur ineffable. De cette douleur qui fait jaillir des mots tranchants comme des sabres.

Sauf que souvent, le résultat ressemble furieusement à un tableau made in Taiwan représentant une biche dans un sous-bois avec la lumière qui filtre à travers les arbres comme dans la cathédrale de Chartres et ça fait des taches de lumière sur le sol, et ça éclaire le derrière d'un petit lapin.

- Tu n'y connais rien ! me hurle-t-on à l'oreille. C'est toi-même qui l'avoue ! Certes. Mais les erreurs de syntaxe, les fautes d'orthographe tous les deux mots ? - Ah ! mon cher, mais nous sommes au-dessus de ça ! La Poésie, tu comprends, c'est autre chose. Nous voguons par-delà les règles et les conventions étriquées petite-bourgeoises des salons de lecture ! Bien sûr. Comme ceux qui se piquent de faire de l'art conceptuel parce que le réalisme, n'est-ce pas, est mort depuis Manoukian. (Heu... Manoukian, c'est les pulls. Vous pensiez sûrement à Malevitch et au Suprématisme. N'est-ce pas ?)

On installe trois tubes au néon au mur d'une galerie, on est artiste. On aligne trois vers sans queue ni tête, on est poète. Mais quand même, sauriez-vous, juste pour me faire plaisir, dessiner la tasse et la petite cuiller qui sont là devant vous ? Mais quand même, sauriez-vous écrire une phrase non pas belle, non pas sublime, mais simplement agréable en bouche comme une lampée de Saumur Champigny bien frais et sans prétention ? Une phrase sensée, avec rien d'autre qu'un sujet, un verbe et un complément ?

Le temps passe. Je suis là, mon verre est vide et j'ai soif. J'attends. J'ai tout mon temps, et un profond désir d'apprendre. Voilà pourquoi je continue de lire des poèmes qui bien souvent me paraissent insipides, voire prétentieux. Mais je n'y connais rien, mon jugement ne vaut pas un clou.

Il doit me manquer un gène, celui de la comprenette poétique. Heureusement, je ne suis pas tout seul et ça me console : Nath n'a rien compris non plus. Elle est aussi génétiquement incomplète que moi. Cmbien sommes-nous dans ce cas ? Dévoilons à la face du monde l'indicible calvaire des êtres poético-déficients ! Organisons un "Poéthon" présidé par Robert Sabatier !

En attendant la greffe, relisons "les Ruines de Paris" de Jacques Réda(*) et le "Journal d'Aran et d'autres lieux" de Nicolas Bouvier(**), qui jamais n'ont eu l'audace de se prétendre poètes. Et servons-nous un petit coup de Saumur Champigny. Bien frais.

 

* Gallimard
** Payot

 

 
   
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