Page réalisée pour le Carnet par sophie.cl@freesbee.fr.
Merci à elle !

 

Concours :
Nouvelles photographiques


Trois photos
Une nouvelle
Cinq gagnants


Nota : concours orgnisé sur la liste de discussion du Carnet Interdit.
Les abonnés devaient ensuite voter pour quatre textes seulement.
Mais l'examen de la photo-témoin n'a pas permis
de départager les deux derniers textes !

Faites apparaître les photographies, sources de l'inspiration des auteurs, en cliquant ici




 

 



1er lauréat :
Laurence de Sainte-Maréville
avec

- Le Caillou -
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Véra pousse l'imposante grille du jardin. Surannée dans sa gangue de glycine, elle grince pour lui répondre. Aujourd'hui Véra avance seule. Elle serre un frais bouquet de fleurs sauvages. Elle l'a arraché au talus, s'y est griffée les paumes de rage muette.

L'enfant s'assied au fond, près de la futaie. Ses pieds bousculent le gravier. Tout est blanc, lumineux. Des éclats.

Elle chuchote, n'ose pas élever la voix :

- Nathanaël, tu es là ?

Véra dessine un demi-cercle de son pied sur le sol. Son soulier remue la poussière crayeuse. Elle sait que Nathanaël se cache, vêtu de sa chemise de fête. L'air semble un édredon de plumes lourdes. Timidement, elle se couvre la tête du chapeau de toile de Nathanaël.

- Je suis allée hier, souffle-t-elle, sur le pont de bois où l'eau clapote sous les planches mal jointes, là où tu avais laissé notre canne à pêche. Maman m'a cherchée tout un après-midi, mais moi je t'attendais...

Véra rêve d'un signe. Elle laisse les mots virevolter, se confie : de tout, de rien, de la fenaison qui laisse des épis dans les cheveux, des odeurs chaudes, des caresses esquissées, de la conduite saccadée du tracteur sur les genoux de son père, de ses bravades, des pommes vertes chapardées aux champs du voisin, de Lulu son petit frère qui a égaré son doudou, de son grand-père qui respire avec difficultés croissantes au cours de sa sieste, de sa peur du hibou bavard, le soir, quand elle pénètre dans le pigeonnier... De... De...

Elle tapote sa robe claire qui gonfle au vent malin. Un engoulevent vient se poser à quelques pas. Sa main droite est toujours crispée sur le bouquet de bleuets, coquelicots et boutons d'or.

- Nathanaël, j'ai grappillé ces fleurs là-bas, sur le talus qui borde la route... Où tu avais glissé... Dévalé la pente trop vite... Où ton corps a soudain basculé...

Elle s'interrompt. Son regard boule puis s'immobilise. Il s'égare entre deux pierres, passe à travers... Un Petit Basilic et quelques herbes ont poussé entre ces deux noyaux de silence. Véra sort de sa poche un caillou rond et lisse, le passe lentement sur sa joue.

- Ta caméra orange, reprend-t-elle, est restée sur la route. Les images, brisées, sont encore sur le gravier, incrustées dans la terre... Moi je préfère deviner tes yeux, ces agates que tu roulais dans ma main... Au creux de moi... Ceux-là qui retiennent les premiers froids... Dis Nathanaël... Les yeux... Ça suffit pour rêver ?

Véra glisse sur la corde, nue dans l'implacable loupe du temps. Quelques mois plus tôt, cependant, un soir de mars, la chaloupe de Nathanaël avait tenté de prendre racine. Une à une, le garçonnet repiquait ses billes dans le potager de son grand-père. Au matin sa grand-mère découvrit ces graines insolites, étales. Ennuyée, elle lui suggéra une récolte anticipée. Aux éclats, malicieux, il rétorqua qu'il ne le pouvait, puisque c'était ses yeux mêmes qui germaient ainsi entre les silos et les herbes folles.

- Dis Nathanaël... Dis-moi que les yeux suffisent pour rêver...

Véra entortille les tiges des fleurs autour de ses doigts. A son dos des roses, blanches, innombrables, accusent autant de brûlures pour saisir le soleil...

* * *

Un peu plus haut, tout à l'heure, avant le raidillon qui prend naissance de la route et fait un coude, Véra a croisé le regard de Ninon, la patronne du garage. L'extérieur est tout blanc, lui aussi, blanc de titane opaque. En apercevant Véra, Ninon est sortie sur le perron, lui a posé un doux baiser sur les cheveux.

Là, une voiture accidentée est entreposée. Pour réparations. L'automobile ! Le visage de Véra dévoré, impuissant... Elle est partie très vite, s'est essorée les chevilles...

* * *

- Nathanaël... Il faut que je rentre maintenant... Je reviendrai tantôt t'apporter un peu d'eau, tu veux ? De l'eau de là-bas qui file, sinueuse entre les arbres aspirés de ciel. Là où nous jetions nos pommes acidulées...

Le soleil, elle se souvient, sablait leurs cheveux, babillait leurs peaux fraîches. Ravis, ils étaient descendus pieds nus du pont de bois et, sous l'agitation de leurs jeux, l'eau finissait par se pendre, diaprures à leurs cils. Liés par la terre, l'eau, le soleil. Bagués par le langage des mains.

- Nathanaël ?

Véra se lève. Elle refuse les yeux troubles et le sommeil de Nathanaël. Le sommeil des gestes. Elle cherche une voix, des bribes de mots, des tranches de rire, au sucre des ombres qui jouent. Des branches se penchent creusées par le vent, en longs balancements...

Nathanaël jalonne les silences de Véra, son amie, effleure sa peau. Les silences sont bavards, elle frissonne. D'un non de la tête, elle efface les images difficiles qui pénètrent par effraction, qui lui montrent l'innommable ! l'inexprimable !

Véra a vu. Elle a ressenti, découvert, esquissé un pas lucide au chambranle de la porte secrète du monde des adultes. Elle met à présent du désordre, évente les étagères de l'esprit, veut ignorer le mimétisme. Elle désire chasser cette pensée troublante, gravée sur un vieux cadran solaire de son village " Toutes les heures nous blessent, la dernière ... ". Le dernier mot est curieusement encrassé, plus que les autres, elle ne peut pour l'instant le déchiffrer.

Un bruissement se faufile de feuille à feuille, lui suggère l'envol. Le dialogue-soliloque se poursuit, enrichit. Une vie s'ajoute à une autre.

Sous une ogive verte, mouvante, Véra s'est tue. Adoucie, au flux et au reflux, elle pose sur la dalle de Nathanaël son bouquet chiffonné.

Et le petit caillou de la rivière.


 

 




2ème lauréat :
Nicolas Maccali
avec

- Reine du soleil -
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"Tati ! Lâche-moi ! J'lui ai dit. J'vais l'manquer. Lâche-moi s'il te plaît. Allezzzz ! Tatiii !"

Pourquoi fallait-il que je sorte à ce moment-là ? À ce moment même où Tati rentrait des commissions. Putain ! Faut toujours qu'ça tombe sur moi ça ! Toujours envie d'pisser au dernier moment. Déjà que j'étais à la bourre, la voilà qu'elle arrive, et vas-y que je te fais des bisous, que je te prends et que je te serre très fort contre mon gros ventre mou.

C'est pas qu'elle est méchante Tati Yvonne mais depuis que maman est partie, c'est vrai qu'elle est devenue un peu folle, elle pleure souvent dans sa chambre, et puis la journée, quand je suis à l'école, Stef m'a dit qu'il la voyait souvent se promener dans le cimetière. Stef, c'est mon copain d'école, mais il vient pas souvent, sa maman à lui, elle est des fois malade, et il reste avec elle pour lui donner ses médicaments et lui faire à manger. Mais il m'en parle jamais de sa maman. Par contre, c'est souvent qu'il me parle de ma Tati ! Ça, il n'y manque pas ! Je crois qu'il l'aime bien. Faut dire aussi qu'elle a les plus gros nichons du village. Et tous les gamins y traînent souvent autour. Elle leur fait des bisous, elle les prend aussi dans ses bras. En plus, elle met jamais d'soutif, et ses nichons, et ben, ils sont tout le temps en train de bouger et de pendre derrière son tablier. Mais moi, j'aime pas quand elle me prend dans ses bras, et puis les autres, ils comprennent pas pourquoi j'aime pas. Faudrait qu'ils vivent chez moi et ils comprendraient. Du matin au soir, il suffit qu'elle me voit, et vlan ! J'y manque pas ! Elle m'attrape et me couvre de bisous baveux. Et puis à chaque fois, Jo, il s'fout d'ma gueule, et ça, ça m'énerve !

Un jour, Tati m'a dit qu'elle essaierait de remplacer maman, qu'elle s'etait jurée de s'occuper de moi. Je sais bien qu'on ne peut pas remplacer une maman, mais je n'ai rien dit, elle semblait moins triste comme ça. Et depuis ce jour, elle vit avec moi, et avec Jo, mon beau-père.

"Tati ! S'il te plaît, laisse-moi partir, je vais le louper. Allez Tati ! Allez !"

Elle me serrait de plus belle contre son tablier. Berck ! Qu'est-ce qu'il peut puer son tablier. Elle ne le lave jamais et elle le garde toute la journée, toute la semaine même des fois. C'est aussi pour ça que j'aime pas quand elle me prend dans ses bras.

Elle me serrait de plus en plus fort, m'étouffant de ses sacs Shopi remplis de vin pour Jo et de morue. J'en devenais tout rouge, semblable à cette trace de sang juste sous mon nez : le cochon qu'on venait de tuer le matin même. Et j'y étais ! J'vous jure ! Il a fallu que j'attende mes dix ans pour y assister, il paraît que j'étais trop petit avant. Pourtant, c'est un truc que j'aime bien moi, quand on tue les cochons à la maison. Tous les deux mois, Jo, avec le carrossier du village, ils vont chez Louis, un ami à eux qui élève des porcs par centaines à la sortie du village. Ils lui en achètent un pour se le partager. Ils le ramènent dans le garage de la maison, ils l'assomment avec une massue et ils le saignent à la gorge.

La première fois que j'ai vu ça, c'est vrai que j'ai eu peur. Ils avaient mal tapé avec la massue et le cochon, il faisait que crier, c'était si aigu que ça me faisait froid dans le dos. Et puis de le voir se remuer sur le sol, couché, en criant, je me sentais pas bien. Je suis même sorti, j'avais peur que le cochon me saute dessus. Mais ça, c'était la première fois, car depuis, je n'ai plus peur. Une fois, même, j'ai aidé Jo à le saigner. Un petit homme que j'étais m'a dit Jo. Il m'a pris la main. Celle-ci tremblait tellement qu'il m'a dit : "T'as peur mon grand ?", j'ai pas voulu lui dire, j'ai juste dit "Non, non, j'ai froid Jo, c'est tout."


Et là, il m'a mis le couteau dans la main et me l'a serrée avec la sienne. Il a placé le couteau, sur le côté du cou, et sans que j'ai eu le temps de dire quoi que ce soit, il a forcé ma main et le couteau s'est enfoncé comme dans du beurre. Ça m'a fait vraiment bizarre, surtout que le cochon a eu quelques sursauts et j'ai dû reculer. Je regardais le sang couler par à-coups, et Jo qui remplissait des poêles pour faire de la sanguette. Il adore ça Jo, la sanguette. Moi, ça me fait vomir tout comme le sang.

"Tati, j'ai envie de vomir, le sang là, sur ton tablier, il me fait mal au ventre. Lâche-moi s'il te plaît.
- Excuse-moi mon ange, je ne voulais pas te rendre malade. Mais où vas-tu au fait ? Encore à ton coucher de soleil ? Rentre pas trop tard surtout, je fais de la morue ce soir, Jo il aime bien ça.
- Oui, je sais, je sais qu'il aime bien ça, t'en fais tous les jeudis pour lui. Dis-lui qu'il m'en garde surtout, la dernière fois, j'ai dû curer la queue.
- T'inquiète pas. Je te garderai un bon bout au four. Tu rentres pas tard, surtout. Hein ?
- Non, t'inquiète pas, juste avant la nuit "

Enfin, elle m'avait lâché. J'étais à la bourre, la nuit commençait à se faire voir dans le ciel, il ne me restait plus qu'à courir sinon j'allais louper mon petit moment de rêve de la journée.

Je prenais la rue Lanier et la grande avenue en sprintant. Je courais de plus en plus vite. Le ciel s'assombrissait petit à petit, fallait pas que je le loupe, fallait pas ! Je transpirais à grosses gouttes, j'étais essoufflé, mais j'm'en foutais, fallait pas le manquer !

Trois, quatre minutes m'ont suffi pour atteindre la sortie du village et je vis que le soleil était toujours là. Il était rose ce soir-là, je n'en avais jamais vu avant comme ça. Il y avait une ambiance autre. Les nuages étaient noirs, le ciel lourd. Il allait sûrement pleuvoir dans la nuit.

J'ai recroquevillé mes jambes et tout contre le panneau d'indication, je me suis assis.

C'était le bon moment pour sortir ma "visionneuse", j'sais pas si c'est l'vrai nom, mais Jo il appelle ça comme ça. J'enlevais mon bob et mes lunettes pour être plus à l'aise.

C'est maman qui m'avait acheté ma visionneuse, avec des paysages de montagnes sous la neige. Mais ce ne sont plus ces diapos dedans, je les connaissais par cœur, et le jour où maman est partie, j'ai demandé à Jo qu'il me les remplace par des photos d'elle pour qu'elle soit toujours à mes côtés.

Je regardais cette boule rose se coucher au loin, derrière les collines. Je voyais la porcherie de Louis prendre la même couleur. C'est ses cochons qui devaient êtres contents de voir le monde à leur image. Le soleil descendait. On aurait dit une grosse boule magique. Une de celles que vend Harry, l'épicier du village. Parce que moi, mes préférées sont les bleues, elles décolorent la langue et je fais peur à Tati Yvonne après. Mais maintenant ça marche plus. Elle a vite compris Tati que je me moquais d'elle.

J'ai pris ma visionneuse et j'ai commencé à regarder maman défiler devant moi, dans une robe bleue, où dans son peignoir en soie quand le matin elle nous préparait des toasts et du chocolat. Elle était là, devant ce soleil rose. Elle était si belle, on aurait dit un ange. Et je faisais défiler les photos, les unes après les autres. Je me sentais bien, si bien que je lui parlais :

"Maman ! Tu sais, tu me manques souvent. Mais ça va, je ne pleure plus comme avant, je sais que tu es encore là. Et puis Tati s'occupe bien de moi, tu peux être contente d'elle. Surtout qu'en ce moment elle est toute joyeuse. Je sais pas si elle est pas amoureuse. On m'a dit qu'elle allait des fois voir Monsieur Toise. Le pauvre monsieur Toise. Il ne s'en est toujours pas remis de ce jour où tu es partie. Il se sent coupable, tu sais maman. Je crois que Tati essaie de le réconforter, mais depuis ce hold-up à la station-service, et bien, il a tout fermé, même la petite droguerie qu'il avait, et même le garage juste à côté. Il ne veut plus travailler. Je crois qu'il veut la vendre la station. Mais depuis deux ans, personne n'en a voulu. C'est normal, personne ne passe ici.

Et puis y'a Jo aussi, maman. Tu sais, il est un peu dur et il boit beaucoup depuis que t'es plus là. Mais lui aussi il est gentil avec moi, t'as vu, il m'a même fait des diapos de toi pour ma visionneuse, pour que jamais je ne t'oublie. Mais j'ai pas besoin de ça pour ne pas t'oublier. Il a de ces idées des fois, Jo. Mais il est gentil. Ce matin on a encore tué un cochon. Je me rappelle quand tu étais avec nous et que tu t'occupais de faire du boudin. Moi je rigolais bien, quand j'en prenais un et que je le coinçais dans la braguette pour faire croire que j'avais une grosse quéquette. Je sais que toi t'aimais pas trop, mais qu'est-ce qu'on rigolait quand même. Ça me manque d'ailleurs de rigoler, et puis Jo, lui, il rigole jamais, il est toujours silencieux ou en colère. Et puis tous les soirs il picole son litron et il se met sur la véranda, il s'assied sur la balancelle, et il fixe le loin, sans rien dire, sa clope au bec. Il me répond même pas quand je lui dis "bonne nuit !", il fait juste un grognement. Je sais pas quand il se couche mais Tati m'a dit qu'il dormait très peu. Il est très malheureux, je crois. Maman, tu me manques beaucoup, mais tu vois, je viens tous les soirs ici avant d'aller me coucher, pour te parler et pour t'entendre. Je sais bien que tu parles pas, mais j'arrive à entendre ta voix quand je ferme les yeux. Comme si tu étais toujours là. Tu me manques, tu sais. Et puis, je vais devoir y aller, maman, Tati m'attend, en plus il fait nuit maintenant. Je n'arrive plus à te voir dans ma visionneuse. Alors je t'embrasse où que tu sois et je reviendrai demain te voir, si tu veux. Je t'aime maman. À demain. Bonne nuit."

La nuit était bien tombée maintenant. Je rangeais ma visionneuse, je remettais mon bob et mes lunettes. L'avenue était éclairée, des lumières jouaient entre elles sur le trottoir, certaines ampoules mal vissées s'allumaient, s'éteignaient sur mon passage, comme si maman me faisait un petit signe avant d'aller au lit. Je rentrais paisiblement, en pensant à elle, en pensant à Tati et à Jo.

Je n'ai pas pris pas la rue Launier ce soir-là, mais je l'ai pas fait exprès. J'étais dans mes pensées. Je marchais le long de l'avenue, les volets étaient fermés, j'étais seul à errer, il faisait froid. Je continuais ainsi, et à l'angle de la rue Roulié, j'aperçus la station fermée, juste une baladeuse qui éclairait un petit écriteau où on lisait à la craie "à vendre".


Et je revoyais maman à la caisse de la droguerie avec son merveilleux sourire. Celui qui faisait la réputation du garage de monsieur Toise. Elle était là, plus belle que jamais.

J'ai baissé la tête et j'ai continué.

Je suis rentré chez moi, Jo digérait sous la véranda.

"Bonne nuit !" j'ai dit à Jo.
- Bonne nuit p'tit gars !" m'a-t-il répondu avec un sourire.

J'étais si étonné que j'ai souri aussi. Nous nous sommes regardés dans les yeux quelques secondes. Ceux-ci brillaient. Il me passa la main dans les cheveux, et il me dit : "Allez ! File vite ! Tu vas choper froid."

J'ai souri une fois encore, je me sentais différent comme si quelque chose avait changé. Mais quoi ?

Je rentrai dans la cuisine, il y avait de la morue sur la table, je saisis un bout de la main que je mis à la bouche. Je me dirigeai vers le salon. Tati dormait déjà devant la télévision, elle avait un sourire aux lèvres.

J'ai éteint la télé, je l'ai couverte d'un plaid.

Je suis monté dans ma chambre et me suis mis au lit.

Cette nuit-là, ils avaient prévu l'orage, mais il n'a pas plu.

J'ai rêvé d'elle. Pour la première fois.


 

 




3ème lauréat :
Silvie Piacenza
avec

- Paulo -
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Paulo me disait toujours : "Tu regardes, mais tu touches pas !" Et moi, je regardais et je respirais. À fond. L'odeur du cambouis, celle de l'essence. Et ma préférée, celle des gaz d'échappement quand le moteur des voitures tournait pour les réglages. Je ressortais du garage, grisé, comme saoul.

J'enviais Paulo en salopette grise, noir de graisse quand il s'allongeait sous le ventre des voitures ou quand le pied sur l'accélérateur, il leur faisait hurler les tripes. Pour moi, Paulo, c'était Superman. Six ou sept ans seulement nous séparaient, mais Paulo, tout apprenti qu'il était, c'était presque un homme. Il avait un début de moustaches, les mains noires et le privilège de sortir les voitures sur le parking de la station service, une fois réparées. Avec le patron, c'était une autre limonade. Il me supportait parce que grand-père était client et qu'il ne me voyait qu'aux vacances, mais je sentais bien que ma présence le gênait. Quand il était là, Paulo non plus n'était pas pareil.

Alors, je ne venais que quand Paulo était seul au garage. Je m'asseyais sur un gros pneu de tracteur et je le regardais faire et puis, je lui posais des tas questions, à Paulo. Lui, il me répondait pas forcément et il haussait de temps en temps les épaules. Plusieurs fois, j'ai essayé de m'approcher mais Paulo, il disait : "Reste en place, tu vas te salir..." Il voyait bien que j'en mourais d'envie. "C'est l'heure de rentrer, te mets pas en retard." Paulo, il voulait pas d'histoires.

Sur le chemin du retour, je cueillais deux trois petites fleurs pour l'herbier de grand-père. Ca faisait diversion et évitait les questions. Grand-père sortait ses planches et ses bouquins de botanique, et on passait du temps à classifier. Grand-père, il aurait pas compris que je préfère les pistons aux pistils et l'odeur des pots à celle des fleurs. Mais en dehors de ces travaux forcés, il me fichait une paix royale.

Un jour, je me suis lancé et je lui ai dit : "Paulo, j'pourrais juste une fois, appuyer sur la pédale ? Ça t'éviterait de salir l'intérieur et je ferais comme tu me dis..." Paulo, il a sorti sa tête du capot en reniflant et il a répondu : "Qu'est ce que tu me donnes en échange ?"

Je suis rentré à toute vitesse à la maison, monté dans la chambre de grand-père et j'ai trouvé, en haut d'une armoire, un vieux machin à regarder des photos dedans que grand-père avait ramené d'Istanbul.

C'est tout fier que j'ai brandi ça à Paulo. Lui, il avait l'air sceptique. C'est quand j'ai dit : "Istanbul", qu'il a daigné s'y intéresser. "Ouah!... Pas mal Istanbul ... Très chaud, Istanbul... Ton grand-père, on dirait pas comme ça, mais..." Mais déjà, je ne l'écoutais plus le Paulo, bien content que ça lui plaise, et je me suis installé au siège d'une superbe voiture qui ronronnait tranquillement. Deux coups de volant, clignotants, rugissements à chaque coup de pédale, ventilation. J'étais le roi. Dans le rétro, j'ai vu le Paulo, affalé sur mon pneu, le machin devant les yeux, qui continuait à s'esclaffer. (La prochaine fois, j'y jetterai un œil...). C'est à ce moment-là que le patron est arrivé avec une cliente. Il a hurlé. Paulo s'est redressé d'un coup laissant tomber Istanbul dans une flaque d'huile. Je suis sorti de la voiture comme une flèche. "File, toi ! Et ne remets plus les pieds ici." J'ai décampé.

L'après-midi même, Monsieur Durant, il a ramené l'appareil à grand-père, en s'excusant presque, de l'état graisseux d'Istanbul et dès qu'il a eu franchi le seuil de la maison, mon bob et mes lunettes ont valsé au travers de la cuisine.


 

 




4ème lauréat :
Magda
avec

- Lucette -
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J'aimerais bien qu'elle s'appelle Lucette. Lucette-sucette... comme une sucette à la menthe... ou à l'orange...

Avec des cheveux longs, longs. Mais pas blonds. Des fois, elle aurait des tresses avec des rubans au bout.

Bleus... C'est beau le bleu, c'est comme le ciel quand il fait beau, ou comme la couleur de la mer... si ça se trouve, elle habite tellement loin qu'elle ne l'a jamais vue.

J'aime bien dormir sur la terrasse. On aurait de la place pour deux, sur le matelas gonflable. La nuit, quand il ne vient plus d'autos, on entend bien la mer. On dirait quelqu'un qui chuchote: chfchfchf... fffchhhhh... et quand il y a du vent, les grandes vagues qui retombent sur le sable font comme un bruit d'explosion, schplooofffff !

Sûr qu'elle aurait peur. Elle se serrerait contre moi. Très fort. Les filles ça a peur de tout. Pour la rassurer je lui raconterais la fois où j'ai arrêté les bandits qui avaient volé la caisse de Papa. Le grand au nez tordu lui avait mis son revolver sur le cou pour l'obliger à rester tranquille pendant que l'autre nous prenait tout.

Ils sont sortis de la station en courant et là j'ai utilisé mon pouvoir magique pour les paralyser.

Quand les policiers sont arrivés, je les avais envoyé dans le cosmos depuis longtemps !

Il ne restait plus que moi et......... et......... et Papa qui pleurait par terre.

"Parle-moi, parle-moi" il disait tout le temps, et après on lui a fait une piqûre et il a dormi toute la journée.

Quand je serai grand, je serai policier. Ou garagiste. Sucette tiendra la caisse. Elle sera dans une cage en verre blindé.

On sera mariés et on aura des enfants. Je leur apprendrai à se faire des cabanes rondes avec les vieux pneus des clients.

J'en ai fabriqué une juste derrière le garage. Quand on ne me regarde pas, je saute vite dedans et je m'installe avec mes illustrés, une barre de chocolat enfoncée dans un gros bout de pain, et ma gourde de sirop toute collante. Je bouquine en suçant mon pain et en croquant des tout petits bouts de chocolat; ça fait une odeur de gâteau qui se mélange à celle de l'essence et de la graisse.

Des fois, j'entends loin, loin, les outils qui résonnent, le moteur du pont électrique, la voix du mécano en train de s'engueuler avec un client. C'est comme une musique pour regarder ma télé. C'est pas une en vrai, juste une visionneuse.

Peut-être que je la lui donnerai, ma télé, à Sucette. Ou alors on la gardera pour nos enfants. Je leur expliquerai comment ça marche et qu'il faut appuyer bien à fond sinon ça reste coincé; ça c'est depuis que j'avais essayé de l'ouvrir avec le tournevis cruciforme de Papa. Après j'ai eu l'idée de découper les photos et de les remplacer par des dessins à moi. Les taches rouges surtout, c'est beau, ça me donne des frissons. Et les traits jaunes, je les avais bien réussis. Tout ondulés, comme des mèches. Quand on tourne très vite, ça fait taches rouges-traits jaunes-taches rouges-traits jaunes et puis tout d'un coup on voit les taches rouges sur les traits jaunes.

L'autre jour je jouais tranquillement à regarder ma télé, et dans ma tête ça c'est mis à crier; on aurait dit une fille qui a vu une grosse araignée et aussitôt un grand bruit comme un pneu qui éclate.

Le docteur a dit à Papa que je ne devais pas jouer avec ma télé. Alors je leur ai raconté que je l'avais perdue et Papa m'a regardé drôlement.

Après ils ont parlé de moi avec des mots que je n'entendais pas. Ca faisait le bruit de la mer dans mes oreilles.

Et puis le docteur est parti et puis on est rentrés.

Je ne sais pas quand elle doit arriver.

Elle s'appelle Lucette.


 

 




5ème lauréat :
Stéphane Méliade
avec

- Aux quatre coins de Carmine -
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- Vous n'avez pas vu Carmine ?
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- C'était une petite fille aux cheveux courts, avec des lunettes. Elle ne voulait jamais les mettre. Même qu'elle les avait enterrées dans le sable, un jour.
Clic.
- Carmine ! Un prénom pareil, si elle vous l'avait dit, vous vous en souviendriez, pas vrai ?
Clic.
- C'est comme ça qu'elle était, petite fille. Des cheveux courts, avec des lunettes. Elle a dû changer, bien sûr. Regardez la quand même.
Clic.


Ca fait longtemps que je ne parle plus aux gens. Pourquoi faire ? Je viens souvent faire le plein dans cette station. Dans ma tête, je pense "je viens faire le vide". Je m'assied sur la plage grise, dure, endormie. C'est comme ça que je l'aime, ma plage fossile. Je m'y suis habitué. Et puis, surtout, je n'aurais pas voulu qu'elle survive, qu'elle garde ses couleurs, après. Clic. Les images du stéréoscope ne répondent pas. Mais les gens non plus, ne répondaient pas. Pendant 35 ans. Toujours le même regard, qui m'aspire, me retire de leur tête.
- Jamais vue.
- Oh moi, vous savez...
- Qui c'est ce type ?
Clic.

*

- Carmine ?
Je m'agenouille sur la plage, exactement comme elle était ce jour là. Je ne sais pas trop si elle ramassait quelque chose. Où si elle rêvait juste devant la mer. Il me reste juste une photo d'elle, un rectangle gris. Exactement du même gris que le parking de la station. Clic. J'aime regarder à travers le stéréoscope. Les images sont en couleurs. C'est la seule couleur qui me reste au monde.

*

- Carmine ! On rentre ! Papa doit aller faire le plein, si on veut aller au restaurant ce soir.
Clic.
La mer gifle nos joues. Nous rions.
Clic.
Carmine court. Elle court en dehors de l'image. Où ?
- Carmiiiiiiiine ! Tu ne voudrais pas qu'on tombe en panne. Ou que le restaurant ne serve plus à notre arrivée ? Ah, te voilà enfin. Et tes lunettes ? Tu les as encore perdues ?
- Maman, tu me passes le stéréoscope ? J'ai envie de regarder la mer à travers. J'ai envie de voir l'eau en couleurs ! C'est mes yeux en mieux !
Clic.
- Juste une minute, hein. On est pressés.
Les images représentaient des scènes de couchers de soleil, avec de grandes vagues en bleu vif. Des couleurs fausses, peintes, plus belles que la vie.
- Y a pas d'heure pour la lumière !
Carmine riait, riait en faisant défiler les couleurs vives.

*

Papa et maman sont morts presque en même temps. J'avais 16 ans. Je leur ai juré de retrouver Carmine, même si je devais la déterrer du sable, même si je devais arracher le béton du parking.

- Regardez. Regardez ce stéréoscope. Elle l'avait toujours à la main. On l'a perdue ici, on a juste retrouvé le stéréoscope. 35 ans, c'est loin, je sais. Mais regardez le bien, un objet peu courant, non ? Vous vous souviendriez. Oui, sûrement...
Clic.
Je marche aux quatre coins du parking. A chaque pas, je change d'image.

*

- Je peux descendre regarder les pompes et le parking à travers le stéréoscope ? Clic. Maman soupirait.
- Il va encore falloir te racheter des lunettes. Vu comme c'est remboursé... On faisait le plein. C'était la fin des vacances. Juste avant la rentrée. Les couleurs du monde commençaient déjà à devenir grises.
- Carmine !
- Carmiiiiiine !
- Carmine ?


Les mains de maman pendent. Commencent déjà à perdre leur couleur; Ses mains ont su avant sa tête.
- Regarde !
Le stéréoscope. Posé par terre. Je me rue sur lui. Je fais défiler les images à toute vitesse, comme un vent de couleur, pour regarder à travers. Pour voir Carmine courir devant la mer.
Clic.


Les gendarmes ont cherché, organisé des battues. Fouillé chaque feuille, retourné chaque vague. Longtemps.

*

J'aime marcher sur le parking de la station d'essence en tenant le stéréoscope devant mes yeux. Il ressemble à une mer lointaine peinte en couleurs vives, une mer qui n'existe pas. Je m'assied sur la surface grise et dure. Le soir va tomber. Maman nous appelle. Il faut qu'on aille faire le plein pour aller dîner dehors. C'est notre dernier repas avant la rentrée. Le stéréoscope est un peu rouillé. Mais il fonctionne encore. Avec un drôle de bruit, comme une vois lointaine, comme si quelqu'un appelait depuis l'intérieur des images. Je marche aux quatre coins de Carmine.

Pendant un long moment, je la regarde courir dans les couleurs du parking.


 

 



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