Chronique minute
Par Emmanuel Hiriart

         
 
     
     
   
 
   
   
     
  Je voudrais écrire des poèmes parfaitement inutiles. Je suis fatigué de ceux qui servent à combattre, à blesser, à tuer, à guérir, à se sauver, à s’illuminer, à jouer au poète, à se divertir, à se faire plaindre, à se faire aimer, à se faire détester, à passer le temps, à gagner de l’argent, à perdre ostensiblement de l’argent, à masquer le vide, à dépeupler la nuit, à peupler l’insomnie, à jouer, à gagner, ou même plus simplement de ceux que l'on utilise comme appeau pour attirer les girafes.

Je veux des poèmes aussi parfaitement inutiles que des personnes, des animaux ou, selon certains textes bouddhistes, l’illumination. Il me semble même que c’est à proportion de son inutilité qu’un texte est poétique. C’est comme tous les objets : prenons, cher lecteur, le câble téléphonique qui vous permet de lire ce texte. Il vous est utile, c’est pourquoi il n’existe aucunement à vos yeux. Autant de présence à l’écran qu’un acteur de téléfilm français ! Seule, du moins je le voudrais, cette page vous paraît présente.

Mais voici que, l’oeil fatiguée ou la bourse vidée par vos cyberséjours prolongés, vous abandonnez l'écran pour gagner votre jardin. L'été range ses moutons. Sur le fil téléphonique le soleil, déjà ce soleil oblique de l’automne, posé près de trois hirondelles.

Il ne vous sert plus à rien, ce damné fil ! Il vous saisit simplement : c’est un poème presque, une phrase nominale, l’odeur du Haiku que vous venez de perdre. Car déjà la mémoire de l’homo faber vous envahit. Il vous revient que vous devez voir les oiseau sur le fil comme des notes sur une portée musicale. Il vous revient que c’est un symbole de l’harmonie. Et ça tombe bien, vous aviez à l’instant un vague sentiment de bien être qui pouvait passer pour de l’harmonie. Appelez pythagore, vite! Et que trompètent les sphères. Le signe vous fait signe : la présence de l’être s’envole, et les hirondelles qui rêvent d’Afrique. Utile ! Voici votre sortie socialement rentabilisée lorsque vous communiquez l’image convenue à ceux qui vous féliciteront d’être poète ( "mais où va-t-il chercher tout ça... cher rêveur"). Ceux qui sont tellement heureux que vous disiez bien mal ce qu’ils sentaient confusément en regardant les actualités télévisées.

Mais le poème, le vrai, vous l’avez laissé fuir, entre les mailles de votre filet de mots. Le poème, cette présence qui ne sert à rien, cette unité secrète (et tellement évidente) de l’être. Du coup vous avez le sentiment d’être inutile, et vous ne songez même pas un instant à vous en réjouir.

 

 
   
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