Stéphane Méliade

 

 

INFINI DE NAISSANCE

       Dans la première graine d'une forêt, un arbre parcourt une lettre envoyée depuis loin devant dans le temps.
        Ses enfants lui écrivent.
       Ils ne se servent pas de mots.
        Ils sont le papier, et aussi un peu la trace des doigts qui l'ont tenu.

       Lui, l'arbre, il n'est même pas encore né. Il n'est qu'un rêve dans une graine, même pas plantée. Et déjà, ses enfants pliés se souviennent de lui.
       Ils savent les saisons, les vies, les mouvements, les soleils.
       Pas lui. Il est infini de naissance.

       Il n'est qu'une origine, même pas ronde, même pas brillante. Juste une graine un peu aplatie, peut être juste un désir d'ombrage voulu par les hommes d'un pays chaud.

       Il se souvient de ses enfants qui viendront d'en dehors de lui. Il y aura des vents, des gestes verts, des enlacements de terre, des cambrures de pétales et des carnages de sève. Des histoires de saisons.
       Lui n'a pas de saisons. N'a que sa propre naissance pour mourir et tout l'infini pour vivre.

       Mais là bas, ses enfants ont vu le monde, et ils veulent lui dire que ce monde qu'il ne saura jamais, il l'a commencé un jour.

       Alors, l'arbre peut s'infinir et naître de la lettre lointaine de ses enfants qui l'aiment.

30-01-99

 

 

 

 

"Cela remue la question éternelle : la vie est elle toute entière visible ? (...) toujours la vue des étoiles me fait rêver(...)pourquoi les points lumineux du firmament nous seraient-ils moins accessibles que les points noirs sur la carte de France ? Si nous prenons le train pour nous rendre à Tarascon ou à Rouen, nous prenons le train pour nous rendre dans les étoiles..."
Vincent Van Gogh, "Lettres à Théo"

 

CAILLOUX BLANCS

       Ciel vert, longues feuilles brouillées, tranchantes pourtant, opaque respiré aux fentes végétales des yeux inquiétants.
       Je crie dans l'huile, renonce à la pâleur.

       Arbre bleu de Prusse, sieste douleur au chevalet des plaies cigales.
       Sangsues en capuche, des chevelures carnivores s'abattent sur mon front, usent mon cou frotté sur le fil de l'horizon, enlacent ma poitrine de paniers étroits.
       Seule geint mon ombre étranglée, seul saigne mon souffle éclaireur.

       Cailloux noirs. Galets écorchés, dos tournés des chemins sourds, regards glacés des corbeaux pliés.

       Immense disque citron.
       Oreilles de chat, fleurs sensitives, des gestes délicats entourent mes poignets, orientent mes mains dans le fluide des collines, cerclent mes lèvres de lueurs navigantes.
       Ma sueur palette lance des traits tournants, court en magmas volants, en ruches d'auras bourdonnantes autour des visages, dissimule ce qu'elle montre.

       Cailloux blancs. Tableau de mots. Soies-palettes, pensées droites en haut du bas, chant chaleur du semeur, fleuves ouverts.

       Ici, la courbe du soleil imprime les sceaux mouvants, les marées d'or où l'arc- en-ciel vient boire.
       Ici, la corde des couleurs tend la flèche-matière, le mouvement-cycle où se forgent les astres.

       Constellation de l'oreille coupée, mon cri entend le pinceau du ciel.

25-12-98

 

 

 

 

"De toutes mes forces, je me précipite vers plus tard"
(lettre de François à Léna dans le film "l'année de l'éveil")

 

LE PIANO A DEVENIR

       Un piano juste devant l'eau. Il est là pour plus tard. Posé d'avance, comme incrusté, mais pouvant s'échapper d'une ruade et nager seul, voile noire et laquée faisant claquer ses arpèges.

       Un piano sur la plage. Organique, faisant chair avec le joueur, puisant ses crescendo dans les mélanges vifs de ses doigts.

       Il joue la musique qui marche, rassemble les sommeils en une boule brillante, éventre la torpeur. Chacune de ses notes meurt de joie, s'empile en sphères rugueuses , feutre la mesure douce dans les pupilles du joueur, frappe chaque souffle d'un sceau, cogne à la porte des maisons.

       Le piano se courbe, se cabre, demande parfois la parole. Le joueur le salue et va allonger son corps en sourdine.

       Les lames des volutes percent ses mains. Lentement, les chants en fumées montent, cassent la clarté, baguent les doigts du joueur de cercles fantômes.
       Air de mystère. Un jeu très sérieux.

       Folie déroulée, lacée, adhérente, essentielle. Un mouvement continu grave le sillon fruité, scalpe le temps.
       À l'entendre, devant la mer, nous ressemblons tous à ces cornes de brumes qui savent et qui cherchent en même temps.

       Le joueur dort entre les cordes, à l'intérieur. Il avait préparé des notes d'avance, elles vivent toutes seules, rasant les vagues.

       Musique de plus tard, quand le piano rosit , le début du jour a déjà un goût de soir.

26-01-99

 

 

 

 

"I talk in pictures, not in words"
Peter Gabriel

 

CIELLE

Cielle dit que de l'autre côté c'est l'été.
       Mais ici, les arbres dorment, la terre noire a fermé les yeux de la vie et j'entends le soleil qui craque.
        Les branches noires font des sons de lecture silencieuse, à chaque seconde, elles me tournent comme une page. La forêt me lit. Ses doigts m'empêchent de marcher et je demande à Cielle de calmer un peu toutes ces vies qui s'ennuient en hiver.

       Cielle dit aussi que cette forêt fut une mer et qu'elle le redeviendra.
Un loup passe, elle souffle sur son poil, et des fentes de ses yeux sort un faisceau, dans lequel vit tout le fil de la vie du lieu.

        Le vent sculpte les troncs des phares. Ils ne sont encore qu'arbres dormants, mais déjà leurs bourgeons de lumière courent dans leur corps. Bientôt, ce seront de grands rayons de feuilles. Bientôt, ici, la terre nagera. Peut être nos enfants discerneront ils leur première lueur. Peut-être même viendront-ils l'adorer en rond au lieu de marcher et Cielle grondera avec des couleurs sombres, jusqu'à ce qu'ils comprennent.

        En attendant, ceux qui s'aventurent là se noient parfois. Personne ne les entend  crier que ce n'est pas possible, qu'il n'y a pas d'eau. Ceux là meurent sans tomber, sans bruit, sans y croire. La forêt s'excuse, ne leur voulait pas de mal. le temps à juste glissé. Cielle froncera les sourcils et retiendra difficilement une tempête. Pour se faire pardonner, la forêt créera des arbres qui ressembleront aux visages des noyés. Puis quand elle sera eau, elle fera des vagues qui auront leurs voix et Cielle sera contente. Mais elle surveillera s'ils essayent de nous attraper.

        Cielle dit que de l'autre côté du temps, c'est l'océan qui deviendra une forêt. Je marche en l'écoutant.
      Dans la forêt, à marée montante, sous les copeaux des embruns du temps, je continue de marcher et Cielle fait la nuit claire, avec une belle lune ronde dedans, pour que j'aime ce chemin.
        Et lorsque j'aperçois un fruit posé sur la neige, je ne sais plus trop quand je suis.

        Alors, tout en continuant de nager debout, je préviens Cielle que l'été est passé de ce côté et que déjà l'eau monte sous la forêt.

16-01-99

 

 

 

 

" - Debout mes fils cassés
Et vous, mes fils emmêlés, Debout ! "
Kedarnath Singh

 

LA MAISON QUI VIT TOUTE SEULE

       Nous quittons les enfants qui vont naître. Nous aimons qu'ils aient envie de trouver la maison qui vit toute seule.
        Ils ont bravé nos interdictions, sauté par dessus nos doigts tendus, fait semblant de se prendre les pieds dans nos barbes froncées.
        Maintenant, ils sont déjà en chemin et nous rions de leur feu.

        La maison n'est pas encore tout à fait née.
       Elle lêve encore dans un four invisible, laisse éclore ses fenêtres.
Trop hautes, les marches de l'escalier ont brûlé. Quand les enfants viendront, il leur faudra tous coucher en bas, déployés en fleur dormante.
        La maison les prendra dans ses bras, interdira à la pluie de troubler leur sommeil, soufflera sur les loups pour les faire tout doux autour des enfants.

        Dans la maison, des mains patientes patinent leurs gestes, polissent les murs, traitent la vie comme un bois précieux, achèvent l'ouvrage. On ne les voit jamais, mais on les entend courir, c'est même la source de la légende. Au village, tous les enfants font courir leurs doigts, dans l'air, sur les tables, sur leur tête. Ils disent qu'ils parlent comme la maison. Qu'eux aussi veulent vivre tout seuls.

        Maintenant, le ciel a changé de couleur. Les enfants viennent de pousser la porte et les vieux soleils peuvent mourir.

        Bientôt, nos mots durciront sur nos langues, nos regards se tourneront vers l'Ouest.
        Quand la maison sera née, nous serons tous morts. Par politesse, nos poussières viendront la saluer à lents gestes de caciques. Le vent nous soufflera parfois contre sa fenêtre. Mais, promis, nous ne resterons que le temps d'un regard.  La maison vivra toute seule avec les enfants, et elle aimera se souvenir de nous qui l'avons voulue.
        Nos graines s'assembleront à nouveau. Cette fois, nous serons des visages verts dans le jardin et les enfants aimeront sauter par dessus nous pour se défier.

        Mais d'abord, il  nous faut nous étendre, deux tiges de ciel fichées dans la tête, cornes à lier les mondes.
        Nos doigts mourront les derniers, et lorsque nous aurons cessé de respirer, ils courront encore un peu dans l'air.

20-01-99

 

 

 

 

"Et même les tout petits enfants apprendront à neiger.
Et le blanc recouvrira vos piètres tentatives à le nier.
Et la terre entrera dans le tourbillon des étoiles
Comme un astre brûlant de neige."
Anna Blandiana

 

VIVE HANTE

        Tu dis :
        "Un coquillage dans la neige. Escalier de nacre, il descend vers le centre de la mer, rougeoyant toujours plus, jusqu'à ne plus être qu'une longue spirale flamboyante, une conque de feu où tu saurais écouter le soleil et rayonner sa mémoire..."

        Il neige sur l'eau.
        Je marche, plonge mes pieds dans les cristaux, y entre tout entier, deviens transparent, éternel, unique.
        J'entends le cri du silence blanc rythmer ma mort muette. Je laisse une longue traînée poudreuse, je croise des sillages gelés sur des visages lisses. Ils montrent les traces du givre sur leurs joues pour que l'on croie qu'ils ont pleuré en été.

        Mes mains émergent de la neige, cherchent à escalader l'air froid, glissent sur des parois invisibles et sourdes. 
        Je retourne entier dans la terre, pour construire des oiseaux. Puis, habillé d''une gangue luisante et sombre, je fais face à la mer, sur la plage de neige.
        Je me démembre et laisse mon sang colorer la neige, jusqu'à ce que la plage ne soit plus qu'une rose couchée léchant la mer.

        Je prends forme de l'intérieur du coquillage,  pour être le chant secret que l'on entend dedans.

        J'élève des chateaux blancs, des bonhommes de rêve et de sang, d'or et de soie mélés. Pour les fenêtres, j'y dessine des étoiles.

        Lorsque le château est fini, je ne suis plus qu'une trace sur la neige salée, le tout dernier mouvement de ma main.

        Ne restent que la neige sur les vagues, le château aux yeux d'étoiles, quelques enfants qui jouent à se lancer des oiseaux de neige et tous ceux qui continuent à vivre devant.

        Tourbillon glacé, je cherche longtemps à me reconstituer.
        Palpitation tiède, coeur battant de l'hiver, quelque part dans le sommeil de mon visage.
        Eau brûlante, je vis.

        Tu dis :
        "...Un coquillage de peau et de rêves, un long corps couché, roulé
comme les pages d'un livre sacré. Il monte vers le ciel, toujours plus bleu, jusqu'à ne plus être qu'un long mouvement ascendant, un pays d'eau où tu saurais parler au ciel et construire les ruines de l'indifférence."

22-12-98

 

 

 

 

FEU OUTREMER

    Au sommet des vagues, les bougies appellent le monde.
    Elles montent ensemble, avec le mouvement de l'eau, croisant leurs fumées qui écrivent dans le ciel, se battent en riant, soeurs éblouissantes, puis replongent, transformées, paraphant les vagues de leur braises, faisant pétiller l'eau.

    Lentement la mer lumineuse pétrit les yeux fermés des hommes, fait naître leur regard.

    Lentement, les flammes d'eau alphabétisent la matière, apprennent à lire au sommeil du monde...

    Pour le moment, seuls les enfants, les amoureux et quelques fous aux vies imprononçables les voient. Les bougies pincent les harpes de gouffres, traversent la pression des néants, charment les barques évidentes et leurs harmoniques invisibles.
    Seuls, quelques hommes lisent déjà dans le livre de feu pendant que leurs frères leur jettent des poignées de boue dans les yeux.

     Un jour, même eux entreront en collision avec l'intérieur du sable.

    Ils parcourront le plein de chaque grain comme un pays immense. Puis, ils sauteront du haut du plus petit des grains, du dedans de la dernière-née des secondes du temps, attraperont les pattes d'un papillon de mer, jusqu'à ce qu'une longue chute douce, presque une danse, les amène au sommet des vagues, là où dansent les bougies.

    Là, un instant, ils seront une pensée humide et titubante, une vie primale et puissante, cercle rose au sommet du bleu.

    Et enfin, beaux de geste et d'attention, ils retomberont en vie poudreuse, s'éparpilleront dans les flammes et descendront vers le fond des eaux en crépitant.

    Ils devront désirer la lumière longtemps avant de remonter prendre place à leur tour au sommet des vagues, riches de sombre et de temps, gorgés de la mémoire à venir.

    Ils appelleront les hommes à grands gestes de feu et leurs fumées croisées dessineront des yeux dans le ciel.

12-11-98

 

 

 

 

LES MAINS PLEINES

    Elle regarde l'eau.

    Elle cache ses mains trop pleines. Sa paume en volets de peau autour des flots fait taire les mots.

    Elle traverse le pont.

    Pont de mains en mosaïque de sons, les gestes liés assemblent les syllabes.

    Longue arche de plumes à traverser la vie, dessus savent passer l'urgence du soleil et la patience de l'ombre.

    Alors, elle jette tous les mots par dessus le pont. Les mots prennent l'eau, les carreaux coulent en flots de reflets, ciel en marche sur la vitre.

    Mais l'eau n'est pas muette et ces mots là savent nager. L'eau regarde le soleil à travers les carreaux et l'arche trempe ses plumes dans l'eau et devient pont de mer.

    Elle passe le pont, légère de ses mains vierges.

    Sourire des mots, cachés derrière son dos.

13-11-98

 

 

 

 

COEUR BLANC

    Une oreille de bois couchée sur la neige.
    L'hiver n'entend rien, compte les pas du sommeil, renonce à appeler le soleil, laisse se recroqueviller les feuilles dans le berceau du gel.

    Les voeux gèlent dans les mains et s'émiettent dans le blanc du temps.     La glu des oiseaux colle le vent qui dure depuis trop longtemps, tourne en cercles, fait s'évanouir les yeux volants.

    Une oreille de neige, couchée sur le bois, dessine le cercle des années, le regard de l'été.

    Un coeur blanc se déchire sur les pointes des cristaux de neige.

    Quand tout aura fondu, les oiseaux boiront cette eau blanche et, ensemble, d'un seul mouvement, neigeront vers le ciel.

14-11-98

Daniel Dubé dit coeur blanc en Real Player (149 Ko)

 

 

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