Martin Pagé

 

 

 


Martin Pagé, par Isabelle Nouvel
(Photo repeinte à l'ordinateur)

 

 

 

Plein fouet

Tiens, te v’là mon soleil alors que je titube
Je t’ai en plein dans le viseur
En orangitude et en magnitude
Tu es plein fouet dans ma détresse malsoeur
Une boule de feu et d’auspice
Viens que te manger je puisse
Avant que l’horizon ne t’avale
Et te recrache en lune sévère pâle

Dans l’hiver qui réussit à tout mourir
Toi, l’oeuvre et l’ennemi des immondices
Le salut de l’homme du Québec sous cire
Mon cristal périlleux et propice
Tu règnes haut là là
Décidant du sort de nos écoeurements
Quand tu t’appointes surprisant
Dans une aube de déprime état
Que tu surgis pesant comme un grand coup de gong
Que beau, que grand ton paysagement
Et petites nos misères alors sans argument
Balayées du revers d’un smash de ping-pong

Ode à toi, le mystique, le solaire, le bonze
Merveille gratis et fresque impeignable
Mouvement de coulisse de bronze
Que l’on adore ton cycle interminable
Amnistie nos grisailles de leurs bombes
Hisse les grands drapeaux du commencement
Tes abeilles et tes natures si rondes
Les sèves s’entendent et font semences

Plein fouet, mon gros. Dans le mille bull’s eye !
Je te regarde descendre vainqueur
Sous ta rayonne, ton chalumeau : billions de fleurs
À tantôt à demain vaille que vaille

On se retrouve à l’est tôt

 

 

 

 

Né.

Je suis né sur une montée de lait tiède
Contre mon gré, bercé par la viande humaine
Tiré aux forceps, d'où mon premier voyage
Sur un cri de douleur accordé en SI bémol
Au milieu d'un orchestre blanc taché de sang
J'étais moi, l'abcès qu'on soustrait au néant

Je suis né de cette larme d'affection
De cet espoir de chairs enlueurées par l'aube
Créé par le vice amical des peaux moites
Je suis né d'une complicité maladroite
Et dans le ridicule du monde éreinté

Je suis né précairement bon et jovial
Empourpré des joues au rire moralisant
Pour aider les hommes à porter leur terre
Et prendre charge de l'histoire qu'ils ont écrite
Sur fond de prêches ponctuées de pauses publicitaires
Pour nourrir nos rêves d'un pays moins pire
D'un pays moins grave

Je suis né couché le nez braqué sur l'azure
Dans un pyjama ajusté aux contours d'avenir
Bavant et écumant aux premiers respires
De cet air malade parfumé de formol
Innocent de tout crime, blanc de toute trahison
Lié à la dépendance fortuite de deux êtres apeurés

Je suis né en hiver sous une lame de glace
Près d'une cheminée aux tisons bien veillants
Criant précarité miaulant fragilité, sans dents
Alors que la fontaine d'un sein suffisait large au réconfort
De l'âme inculte d'où toute sonde écarquillée déjà guettait
Chaque misère gueuse pointée à l'orée du berceau
Le duvet raidi d'épines résolu à guerroyer hardiment

Je suis né sur cette lame d'indécision
Tranché à ne savoir qui suis, où aller
Les anges et les damnés regardant de moi
Au neutre de l'humanité ce qu'ils étaient jadis
Me suppliant de devenir dissemblable
Et de m'essouffler qu'au seul rythme redoutable
De cette bête née d'une création unique, originale, primitive et propre
Qui n'a de dessein ni d'objet
Que la création en retour

"Je suis né d'une raison confuse mais excusable
Je suis un tombé au milieu des tombés
Vous me regardez, vous me regardez
Vous attendez de moi des mots que je ne possède pas
Reprenez-moi maman dans votre ventre j'habite
Je vais me faire petit je vous paierai au mois."

17 novembre 1994

 

 

 

 

Hérétique.

Voilà que se rompt tout
Les aiguilles sont utiles
Rongée la morsure pleine
Fièvre qui commande à l'aubaine
Hérétique de bonne misère
Frère à tout ce qui bouge ou commande
La flèche mariée à ta gorge
Spectacle sans rideau
Tes suspenses oisifs
Pour nous coupabiliser
Une main sur ton coeur s'attarde
Réconforte ton aorte qui s'évade
De toi vers toi
Blanchies tes lentilles s'acquittent de leur bleus
Ta main sur un gun sensible
Sur moi pointé sans rancoeur
Juste pour nous souhaiter bon voyage
Ton sang fait une marguerite
Sur le plancher qui s'en vantera demain
Ta nuque appuyée qui se fie au mur
Largesse à ton sourire quand tu t'élances
Enfin sauter le ruisseau
Le repos se tend comme nappe
Les aiguilles sont futiles
Voilà que se trompe tout
Hérétique sans ton cirque
Tu t'en vas là
En me laissant sans
Ton corps dans un bain noir
Fleuve de ton cou à mon soulier
Un trajet convaincant
Obstiné, ton chant caduque
Oblige que je te voie
Finalement

17 février 1999

 

 

 

 

Sait-elle

Que me dit-elle avec ces grands yeux de petite fille?
Ses yeux inquiets battus par ces traumatismes d'antécédences
Quand elle me regarde par en dessous; le faon suppliant
Je la prends et contre ma poitrine, la sers, l'entends
Contre les fous, la protège, l'immunise
Rien ne peut l'atteindre, elle est ici dans une forteresse
Et son oreille sur le tambour de mon coeur
Sait que je monte la garde et qu'elle peut noircir ses yeux

Mais ma petite est soucieuse
Elle me regarde avec des yeux d'inquiétudes
comme si j'allais me défaire d'elle
Comme si j'allais la retourner chez elle
Mais sait-elle?...
Sait-elle combien vaut le pesant de l'amour
que mon homme peut semer?
Sait-elle combien de siècles mon coeur peut aimer
sans s'effilocher, sans perdre le rythme?
Sait-elle qu'elle, uniquement, peut s'imbiber
de cette fragrance dont je ne fais pas commerce?
Sait-elle qu'il y a moins de distance chaque jour
entre le loin de nos deux îles?
Sait-elle à propos de ce pont de sculptures mirifiques
qui s'érige à chaque odyssée que nos lèvres écrivent
en se retrouvant au milieu de la mer?

Si elle savait, elle s'endormirait, lasse de combattre
Évachée dans le doux bonheur
Dans les tièdeures de l'été sur l'île
Au coin de mes paupières
Sur la rue Saint-Hubert

Et au réveil, me jasant des heures durant
Rien de plus, rien de moins
Seuls, dans les appartements de sa bagnole
Fumant une cloppe à deux à chaque bout du divan
Pétant en chantant Eidlewiss
Fendant sa gueule aux obus de mes farces
Rien que ça
Tout ça
Et ça coûte même pas!

Je l'aime en liberté, dans sa jungle mouvante
Loin des chaînes et des muselières
Je l'aime nue et là
Admise amoureuse de mon ordinaire
Voguant franc nord vers mes mers vivifiantes
Je l'aime aimeuse
Et puis c'est ça

Alors qu'elle ne craigne, ma petite
Qu'elle ne doute pas et qu'elle me donne la main
Je suis marin et j'ai le pied solide
Qu'elle s'agrippe à mes tatouages
Et nous traverserons les digues et les montagnes
Pour aller flâner dans les draps de tulipes
Aux paysages libres des étés sans fin

Enfin, que l'on s'aime.

7 juin 1995

 

 

 

 

Go-go-go!
 
Ici alors que tout jaillit en même temps
Des éjaculations synchronisées
Des guerres en vidéo-conférences
Les néons les tours et les habits
Nous voilà éreintés déjà qu'il n'est même pas midi
L'adrénaline dans l'infusion go-go-go!
Dieu que j'aime ces vertiges
Quand je cavale avec du jeu dans ma corde
Assez pour me pendre ou franchir l'abysse
Travail, travail vient m'aliéner
Que le temps passe sans trop de questions me poser
Que mort m'ensuive
Au détour alors que je raccroche

 

 

 

 

24 octobre 1995

Nous sommes des silences sur des voix désoeuvrées
Au tout profond s'espère un ventre moins mangé
Quand marcher dans la rue est encore plus précaire
Que traverser marais à dos de nénuphars
Où vont nos espérances, sinon là-bas à Diable

Et nos mieux espérer: ces lettres attendues
Ne sont que des factures ou bien des circulaires
Et ce vent de gratuit qui toujours nous les gèle
Et cette pluie glacée cette suiveuse obsédée
Et ces rouges à lèvres qui nous donnent à rêver
Rien pour nous que des canisses vides

Le commis
Le chauffeur de taxi
Le vendeur de guenilles de souliers
Le livreur d'épicerie
Le pompiste
L'ouvrier d'usine de textile
Le poète, l'infirmière
La chanteuse de club
La waitress
La caissière
Le musicien du métro

Leurs yeux enragés se déglaisent
Leurs coeurs d'huître s'empierrissent
Les mains s'aiguisent
Les yeux se creusent et s'épouvantent
Les cheveux se tombent et se grisassent
Les dents se liment
Le peuple est là
Debout dans ses fientes

Où est passée la grâce!?

Peuple de Québec rivé à son cap en diamant
Peuple solidaire en terre dépossédée
Peuple de mes ancêtres descendants descendus
Peuple qui me ferait fier
S'il disait OUI.

 

 

 

 

Ce pouvoir

Les mots qui m'accompagnent
Depuis l'âge d'avoir mal à rien
Mots qui soutiennent le corps
De ceux qui le perdent parfois
Les mots aux pouvoirs inespérés
À bout de bras, vous les porter voilà
Mots trop grands pour moi
Qui m'offrent tout sacré le dernier sens
Les mots qui subjuguent vos ouïes vos yeux
Quand je vous les tends au détour
Que vous ne les attendiez plus
Mots qui font suer le mascara
Battre les coeurs morts, plisser les yeux hostiles
Fendre la taule de vos jours feints vains

Les mots cueillis parmi tant
Dans la semence d'une langue flamboyante
Les tisser en mosaïque tendre
Pour les faire chanter à vos calices ouverts
Les boire les manger les mordre les aboyer
les humer les vomir les chevaucher les cuir
Autant de recettes que l'on n'imite pas
Âme, tête, épaule, coude poignet, main, doigts, crayon, papier!
Dans un sens seulement s'en va le don
Et ce savoir reste sans explication
Même qu'à la muse mandée
Je reste seul avec tout et rien

13 novembre 1998

 

 

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