André Duhaime

 

INSTANTS

 

 


Dessin de Gernot Nebel (1999)

 

 

 

 

dans mon porte-monnaie
il y a un brin d’herbe
poussé là-bas sur la tombe de mon père
dans un petit village de terres à l’abandon
cruel soleil d’avril
chez ma mère je ne suis rien d’autre
qu’un petit enfant il mange il se repose
elle parle de parents elle parle d’anciens
c’est par elle qu’il leur appartient
sinon il serait partout étranger

 

 

 

 

des tiges d’herbe desséchées
sous une fenêtre basse
briques pierres et ciment mouillés
je me penche
la vitre sale renvoie ma tête inversée
première neige hésitante et blanche
elle tombe elle fond
neige eau et moi
en ce début d’hiver
d’un ici immense et vide

 

 

 

 

en sortant ce matin
je me suis dit
pourquoi ne pas jeter un sou
dans la flaque devant ma porte
le reprendrai en rentrant
durant la journée
le long des trottoirs
j’en ai trouvés trois
ce soir pensant le ramasser simplement
je l’ai cherché en vain

 

 

 

 

étrange nuit étrange matin
j’ai rêvé que j’avais un enfant
trouvé entre les couvertures du lit
j’aurais pu l’écraser
ce tout petit enfant au creux de ma main
je lui parlais il me parlait
sans besoin sans rien
rien d’autre que le parfait écho
de ce que je disais
de ce que je voulais dire

 

 

 

 

je bois parfois du thé vert
pour me souvenir de grand-mère
je fume parfois pipe et cigares
pour retrouver mon père
ne plus jamais les voir que de nuit
j’aime les crêpes et le pain
j’aime aussi le froid et les parfums
j’aime écrire
rester vivant dans ce monde
où l’on meurt trop tôt d’ailleurs

 

 

 

 

lumière au-dessus de moi
lumière au-dessous de moi
si peu de mots me viennent
cris écrits muets
obstinément écrire désespérément
silence jusqu’à la gorge brisée
je suis l’air du désert
où nulle voix ne parle
je ne vibre à aucun écho
je ne laisse aucune ombre

 

 

 

 

matin de brouillard
l’auto démarre et roule
suit lentement la route
faibles phares feux blafards
signalent qui vient qui va
encore quelques kilomètres
poteaux arbres et clôtures apparaissent
la ville s’éveille se remet de la veille
on se rend quelque part
je me rends nulle part

 

 

 

 

revenir dans ce bar obscur
hanter heures et lieux d’hier
refumer gitane sur gitane
revivre en griffonnant quelques mots
espoir infini désespoir indéfini
toujours de rares mots peu sages
auxquels je donne une vie bien fragile
unique souvenir des jours passés
des heures perdues
d’aujourd’hui

 

 

 

 

soir humide de juillet
une autre soirée chaude et collante
les membres gourds je me cogne partout
ni âme ni coeur que de la sueur
contez-moi des mensonges et des menteries
gardez-moi en vie
annoncez du vent de la neige ou de la pluie
cette angoisse qui toujours m’oppresse
qui me colle à la peau
qui me sert de peau

 

 

 

 

tâtonnements brouillons
autres feuilles autres stylos
chercher bondir de mot en mot
trouver parmi les mille mots
ceux qui sont miens
qui sauront faire jaillir l’éblouissement
errance appartenance aller-retour sans fin
heures de doute
pas à pas peu à peu
encore un mot je saurai peut-être

 

 

 

 

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