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Grocery
J’ai passé la nuit avec le gros Buz. Oh c’est pas que j’en avais
tellement envie, mais il n’y avait pas grand monde hier soir au Chico
Loco. Et moi, j’avais trop l’cafard, et quand j’ai trop l’cafard il
m’faut les bras d’un homme. Et lui, le pauvre Buz, ça le dérange pas
d’consoler. Et puis l’gros Buz, faut bien qu’il ait une chance de
coucher de temps en temps.
Pour la dixième fois il racontait au bar l’histoire de son tatouage
ridicule, qu’il exhibait comme une oeuvre d’art. Sa bedaine luisait dans
les lumières tamisées, il l’arrosait de margharita pour se rafraîchir.
Avec son short large, ses pieds en dedans, ses yeux bouffés par la
défonce, ses cheveux un peu gras, un peu longs, le gros Buz, il est pas
beau à voir, mais il a une voix de tendresse, et j’crois qu’c’est ça,
qui m’a fait craquer. Après quatre ou cinq verres et autant de sticks,
j’ai trébuché dans ses bras et on est parti chez moi. C’est la première
fois que j’couche avec un gros. C’est pas mal... parce qu’avec sa voix de
tendresse, il a la délicatesse du geste et en fermant les yeux, pas de
mal à m’imaginer qu’j’pouvais être dans d’autres bras. Tiens, dans ceux
de Jimmy par exemple, qui me snobe avec des petites pétasses, qui
s’trimballent dans des jupes courtes et qui ont la poitrine encore un
peu haute.
Et puis, il a peur de faire mal, le gros Buz, il a peur de vous écraser
alors il prend les devants. Moi, dans ses mains, j’étais une
porcelaine, un vase de Chine. Je m’suis sentie un peu précieuse. Avec
Jimmy, c’est pas pareil. Ca m’a fait pleurer tant d’attentions, et lui,
y savait plus où s’mettre. Il est parti m’ chercher du papier aux
toilettes. En revenant, il reniflait.
"Tu pleures ?"
"Non, j’supporte pas cette putain de climat' "
Moi, j’savais très bien qu’il pleurait aussi, parce que c’est pas
souvent qu’il jouit le gros Buz, et avec moi, c’est pas pour me vanter,
mais quand j’ai le cafard, j’suis capable de faire bander un mort. Et
puis on a parlé, et pour la onzième fois de la soirée le gros Buz, il a
raconté l’histoire de son tatouage, et pour la première fois j’ai
écouté.
"J’ai toujours mon matériel sur moi. A chacune de mes rencontres, je
demande un témoignage, un mot, un signe, une trace de tendresse à graver
sur ma peau. Y’en a qui sont plus doués que d’autres, y’en a qui font
plus mal que d’autres, mais je m’en fiche. J’porte sur moi de façon
indélébile ceux qui ont croisé l’chemin du gros Buz. C’est toute mon
histoire. Manière de ne jamais les oublier...."
Pour la première fois, je les ai regardés de près les tatouages du
gros Buz. Y’ avait des petites étoiles, des petites lunes, des
initiales, des points éparpillés, un soleil, des lézards, un prénom,
une guitare, un poisson, un coeur, un "maman" tout déformé.
"C’est ta mère qui t’a tatoué ça ?"
"Ouais, je l’ai obligé tout petit déjà. Depuis elle a disparu, mais
j’m’en fiche, elle est là... depuis toujours elle est là et elle y
restera..."
"Et la guitare ?"
"C’est un mec, un mexicain, qui avait passé la fontière en clandé. On
avait travaillé une semaine ensemble à creuser une piscine. Au fond du
trou, il chantait... me falta la guitarra para cantar(*) mais il chantait
quand même et un soir, entre deux bières, il m’a tatoué ça. J’l’ai plus
revu. L’immigration a dû lui tomber dessus et il m’a laissé sa guitare.
"Et les étoiles, c’est qui ?"
"...Des princesses...comme toi"
J’ai recommencé à pleurer, lui s’est essuyé les yeux dans son grand
short et a sorti des poches une bouteille d’encre de Chine et une petite
boite plate avec une aiguille dedans.
"T’as quelque chose à m’écrire dessus ?"
"Moi..!? "
Alors j’ai pris l’aiguille et j’ai ouvert la bouteille, j’ai choisi une
étoile, et pas très sûre de moi, j’ai commencé à piquer. L’gros Buz, on
aurait dit que ça le chatouillait. Il regardait au plafond, il avait un
drôle de sourire.
"J’te fais mal ?"
"Non"
"Tu sais, c’est pas très original ce que je fais"
"Me dis rien, j’verrais plus tard"
Et j’ai passé deux heures comme une gosse à m’appliquer pour rajouter
une queue à une étoile, à faire d’une simple étoile une étoile filante.
Le gros Buz, il avait fini par s’endormir, et il ronflait doucement. A
l’aube, j’avais fini. J’ai rangé le matériel, je me suis calée contre
son flan, et à mon tour j’ai fermé les yeux.
Quand je m’ suis réveillée, le soleil pétait à travers le rideau. Le
Gros Buz n’était plus là. Sur le lino, une boule de papier toilette
raidie par mes larmes séchées et des traces de Rimmel.
J’ai enfilé ma jupe rose et j’suis descendue m’acheter un Coca Light à
l’épicerie du coin.
(*) Il me manque une guitare pour chanter
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