"Tati ! Lâche-moi ! J'lui ai dit. J'vais l'manquer. Lâche-moi s'il te plaît. Allezzzz ! Tatiii !"
Pourquoi fallait-il que je sorte à ce moment-là ? À ce moment même où Tati rentrait des commissions. Putain ! Faut toujours qu'ça tombe sur moi ça ! Toujours envie d'pisser au dernier moment. Déjà que j'étais à la bourre, la voilà qu'elle arrive, et vas-y que je te fais des bisous, que je te prends et que je te serre très fort contre mon gros ventre mou.
C'est pas qu'elle est méchante Tati Yvonne mais depuis que maman est partie, c'est vrai qu'elle est devenue un peu folle, elle pleure souvent dans sa chambre, et puis la journée, quand je suis à l'école, Stef m'a dit qu'il la voyait souvent se promener dans le cimetière. Stef, c'est mon copain d'école, mais il vient pas souvent, sa maman à lui, elle est des fois malade, et il reste avec elle pour lui donner ses médicaments et lui faire à manger. Mais il m'en parle jamais de sa maman. Par contre, c'est souvent qu'il me parle de ma Tati ! Ça, il n'y manque pas ! Je crois qu'il l'aime bien. Faut dire aussi qu'elle a les plus gros nichons du village. Et tous les gamins y traînent souvent autour. Elle leur fait des bisous, elle les prend aussi dans ses bras. En plus, elle met jamais d'soutif, et ses nichons, et ben, ils sont tout le temps en train de bouger et de pendre derrière son tablier. Mais moi, j'aime pas quand elle me prend dans ses bras, et puis les autres, ils comprennent pas pourquoi j'aime pas. Faudrait qu'ils vivent chez moi et ils comprendraient. Du matin au soir, il suffit qu'elle me voit, et vlan ! J'y manque pas ! Elle m'attrape et me couvre de bisous baveux. Et puis à chaque fois, Jo, il s'fout d'ma gueule, et ça, ça m'énerve !
Un jour, Tati m'a dit qu'elle essaierait de remplacer maman, qu'elle s'etait jurée de s'occuper de moi. Je sais bien qu'on ne peut pas remplacer une maman, mais je n'ai rien dit, elle semblait moins triste comme ça. Et depuis ce jour, elle vit avec moi, et avec Jo, mon beau-père.
"Tati ! S'il te plaît, laisse-moi partir, je vais le louper. Allez Tati ! Allez !"
Elle me serrait de plus belle contre son tablier. Berck ! Qu'est-ce qu'il peut puer son tablier. Elle ne le lave jamais et elle le garde toute la journée, toute la semaine même des fois. C'est aussi pour ça que j'aime pas quand elle me prend dans ses bras.
Elle me serrait de plus en plus fort, m'étouffant de ses sacs Shopi remplis de vin pour Jo et de morue. J'en devenais tout rouge, semblable à cette trace de sang juste sous mon nez : le cochon qu'on venait de tuer le matin même. Et j'y étais ! J'vous jure ! Il a fallu que j'attende mes dix ans pour y assister, il paraît que j'étais trop petit avant. Pourtant, c'est un truc que j'aime bien moi, quand on tue les cochons à la maison. Tous les deux mois, Jo, avec le carrossier du village, ils vont chez Louis, un ami à eux qui élève des porcs par centaines à la sortie du village. Ils lui en achètent un pour se le partager. Ils le ramènent dans le garage de la maison, ils l'assomment avec une massue et ils le saignent à la gorge.
La première fois que j'ai vu ça, c'est vrai que j'ai eu peur. Ils avaient mal tapé avec la massue et le cochon, il faisait que crier, c'était si aigu que ça me faisait froid dans le dos. Et puis de le voir se remuer sur le sol, couché, en criant, je me sentais pas bien. Je suis même sorti, j'avais peur que le cochon me saute dessus. Mais ça, c'était la première fois, car depuis, je n'ai plus peur. Une fois, même, j'ai aidé Jo à le saigner. Un petit homme que j'étais m'a dit Jo. Il m'a pris la main. Celle-ci tremblait tellement qu'il m'a dit : "T'as peur mon grand ?", j'ai pas voulu lui dire, j'ai juste dit "Non, non, j'ai froid Jo, c'est tout."
Et là, il m'a mis le couteau dans la main et me l'a serrée avec la sienne. Il a placé le couteau, sur le côté du cou, et sans que j'ai eu le temps de dire quoi que ce soit, il a forcé ma main et le couteau s'est enfoncé comme dans du beurre. Ça m'a fait vraiment bizarre, surtout que le cochon a eu quelques sursauts et j'ai dû reculer. Je regardais le sang couler par à-coups, et Jo qui remplissait des poêles pour faire de la sanguette. Il adore ça Jo, la sanguette. Moi, ça me fait vomir tout comme le sang.
"Tati, j'ai envie de vomir, le sang là, sur ton tablier, il me fait mal au ventre. Lâche-moi s'il te plaît.
- Excuse-moi mon ange, je ne voulais pas te rendre malade. Mais où vas-tu au fait ? Encore à ton coucher de soleil ? Rentre pas trop tard surtout, je fais de la morue ce soir, Jo il aime bien ça.
- Oui, je sais, je sais qu'il aime bien ça, t'en fais tous les jeudis pour lui. Dis-lui qu'il m'en garde surtout, la dernière fois, j'ai dû curer la queue.
- T'inquiète pas. Je te garderai un bon bout au four. Tu rentres pas tard, surtout. Hein ?
- Non, t'inquiète pas, juste avant la nuit "
Enfin, elle m'avait lâché. J'étais à la bourre, la nuit commençait à se faire voir dans le ciel, il ne me restait plus qu'à courir sinon j'allais louper mon petit moment de rêve de la journée.
Je prenais la rue Lanier et la grande avenue en sprintant. Je courais de plus en plus vite. Le ciel s'assombrissait petit à petit, fallait pas que je le loupe, fallait pas ! Je transpirais à grosses gouttes, j'étais essoufflé, mais j'm'en foutais, fallait pas le manquer !
Trois, quatre minutes m'ont suffi pour atteindre la sortie du village et je vis que le soleil était toujours là. Il était rose ce soir-là, je n'en avais jamais vu avant comme ça. Il y avait une ambiance autre. Les nuages étaient noirs, le ciel lourd. Il allait sûrement pleuvoir dans la nuit.
J'ai recroquevillé mes jambes et tout contre le panneau d'indication, je me suis assis.
C'était le bon moment pour sortir ma "visionneuse", j'sais pas si c'est l'vrai nom, mais Jo il appelle ça comme ça. J'enlevais mon bob et mes lunettes pour être plus à l'aise.
C'est maman qui m'avait acheté ma visionneuse, avec des paysages de montagnes sous la neige. Mais ce ne sont plus ces diapos dedans, je les connaissais par cœur, et le jour où maman est partie, j'ai demandé à Jo qu'il me les remplace par des photos d'elle pour qu'elle soit toujours à mes côtés.
Je regardais cette boule rose se coucher au loin, derrière les collines. Je voyais la porcherie de Louis prendre la même couleur. C'est ses cochons qui devaient êtres contents de voir le monde à leur image. Le soleil descendait. On aurait dit une grosse boule magique. Une de celles que vend Harry, l'épicier du village. Parce que moi, mes préférées sont les bleues, elles décolorent la langue et je fais peur à Tati Yvonne après. Mais maintenant ça marche plus. Elle a vite compris Tati que je me moquais d'elle.
J'ai pris ma visionneuse et j'ai commencé à regarder maman défiler devant moi, dans une robe bleue, où dans son peignoir en soie quand le matin elle nous préparait des toasts et du chocolat. Elle était là, devant ce soleil rose. Elle était si belle, on aurait dit un ange. Et je faisais défiler les photos, les unes après les autres. Je me sentais bien, si bien que je lui parlais :
"Maman ! Tu sais, tu me manques souvent. Mais ça va, je ne pleure plus comme avant, je sais que tu es encore là. Et puis Tati s'occupe bien de moi, tu peux être contente d'elle. Surtout qu'en ce moment elle est toute joyeuse. Je sais pas si elle est pas amoureuse. On m'a dit qu'elle allait des fois voir Monsieur Toise. Le pauvre monsieur Toise. Il ne s'en est toujours pas remis de ce jour où tu es partie. Il se sent coupable, tu sais maman. Je crois que Tati essaie de le réconforter, mais depuis ce hold-up à la station-service, et bien, il a tout fermé, même la petite droguerie qu'il avait, et même le garage juste à côté. Il ne veut plus travailler. Je crois qu'il veut la vendre la station. Mais depuis deux ans, personne n'en a voulu. C'est normal, personne ne passe ici.
Et puis y'a Jo aussi, maman. Tu sais, il est un peu dur et il boit beaucoup depuis que t'es plus là. Mais lui aussi il est gentil avec moi, t'as vu, il m'a même fait des diapos de toi pour ma visionneuse, pour que jamais je ne t'oublie. Mais j'ai pas besoin de ça pour ne pas t'oublier. Il a de ces idées des fois, Jo. Mais il est gentil. Ce matin on a encore tué un cochon. Je me rappelle quand tu étais avec nous et que tu t'occupais de faire du boudin. Moi je rigolais bien, quand j'en prenais un et que je le coinçais dans la braguette pour faire croire que j'avais une grosse quéquette. Je sais que toi t'aimais pas trop, mais qu'est-ce qu'on rigolait quand même. Ça me manque d'ailleurs de rigoler, et puis Jo, lui, il rigole jamais, il est toujours silencieux ou en colère. Et puis tous les soirs il picole son litron et il se met sur la véranda, il s'assied sur la balancelle, et il fixe le loin, sans rien dire, sa clope au bec. Il me répond même pas quand je lui dis "bonne nuit !", il fait juste un grognement. Je sais pas quand il se couche mais Tati m'a dit qu'il dormait très peu. Il est très malheureux, je crois. Maman, tu me manques beaucoup, mais tu vois, je viens tous les soirs ici avant d'aller me coucher, pour te parler et pour t'entendre. Je sais bien que tu parles pas, mais j'arrive à entendre ta voix quand je ferme les yeux. Comme si tu étais toujours là. Tu me manques, tu sais. Et puis, je vais devoir y aller, maman, Tati m'attend, en plus il fait nuit maintenant. Je n'arrive plus à te voir dans ma visionneuse. Alors je t'embrasse où que tu sois et je reviendrai demain te voir, si tu veux. Je t'aime maman. À demain. Bonne nuit."
La nuit était bien tombée maintenant. Je rangeais ma visionneuse, je remettais mon bob et mes lunettes. L'avenue était éclairée, des lumières jouaient entre elles sur le trottoir, certaines ampoules mal vissées s'allumaient, s'éteignaient sur mon passage, comme si maman me faisait un petit signe avant d'aller au lit. Je rentrais paisiblement, en pensant à elle, en pensant à Tati et à Jo.
Je n'ai pas pris pas la rue Launier ce soir-là, mais je l'ai pas fait exprès. J'étais dans mes pensées. Je marchais le long de l'avenue, les volets étaient fermés, j'étais seul à errer, il faisait froid. Je continuais ainsi, et à l'angle de la rue Roulié, j'aperçus la station fermée, juste une baladeuse qui éclairait un petit écriteau où on lisait à la craie "à vendre".
Et je revoyais maman à la caisse de la droguerie avec son merveilleux sourire. Celui qui faisait la réputation du garage de monsieur Toise. Elle était là, plus belle que jamais.
J'ai baissé la tête et j'ai continué.
Je suis rentré chez moi, Jo digérait sous la véranda.
"Bonne nuit !" j'ai dit à Jo.
- Bonne nuit p'tit gars !" m'a-t-il répondu avec un sourire.
J'étais si étonné que j'ai souri aussi. Nous nous sommes regardés dans les yeux quelques secondes. Ceux-ci brillaient. Il me passa la main dans les cheveux, et il me dit : "Allez ! File vite ! Tu vas choper froid."
J'ai souri une fois encore, je me sentais différent comme si quelque chose avait changé. Mais quoi ?
Je rentrai dans la cuisine, il y avait de la morue sur la table, je saisis un bout de la main que je mis à la bouche. Je me dirigeai vers le salon. Tati dormait déjà devant la télévision, elle avait un sourire aux lèvres.
J'ai éteint la télé, je l'ai couverte d'un plaid.
Je suis monté dans ma chambre et me suis mis au lit.
Cette nuit-là, ils avaient prévu l'orage, mais il n'a pas plu.
J'ai rêvé d'elle. Pour la première fois.
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