Quel avenir pour la cyberédition ?
Par Emmanuel Hiriart

         
 
     
     
   
 
   
   
     
  Ma cyberéditrice, Isabelle Nouvel, me demande un texte sur le cyberavenir de la cyberédition. C'est un sujet difficile, car, même si je trouvais une cyberboule de cristal à télécharger, il est vraisemblable qu'elle refuserait de fonctionner au-delà de l'an 2000. D'un autre côté, rien de plus grisant sur l'internet qu'un petit verre de futurologie pour oublier les serveurs en panne et les fichiers introuvables. C'est une fantaisie bien inoffensive car, comme le savent les météorologues et les économistes qui en abusent volontiers, les oracles sont oubliés dès qu'ils ont été proférés.

A l'heure actuelle, dans le domaine littéraire, la cyberédition est surtout le dernier avatar de l'édition à compte d'auteur. Certains auteurs, oubliant la somme qu'ils versent à leur fournisseur d'accès, sont même persuadés que c'est une forme gratuite d'autoédition. On peut du moins affirmer que c'est plus efficace que de confier son manuscrit à l'un des escrocs qui font fortune sur le dos des naïfs en imprimant des volumes qui n'atteindront jamais les étagères des libraires et périront inconnus, et parfois méconnus, dans la solitude d'un entrepôt. Le cyberauteur est quasi assuré d'avoir des centaines, parfois des milliers de lecteurs. Ce n'est pas énorme pour un auteur de romans policiers mais, si le cyberédité est un poète, c'est particulièrement flatteur.

Comme il se doit, puisque l'auteur seul décide de ce qui doit être publié, on trouve tout et n'importe quoi sur le web y compris, nous voudrions que les visiteurs de ce site en soient convaincus, de bonnes choses. L'avenir de cette cyberédition indépendante du commerce et des institutions dépendra sans doute de la capacité de ses anarchistes d'auteurs-éditeurs à se structurer juste assez pour assurer une visibilité à ceux qui le méritent. Il faudra pour cela que ceux qui ont obtenu la confiance de quelques lecteurs sachent user de cette légitimité pour faire connaître leurs pairs.

On voit déjà se développer des maisons de cyberédition commerciales. Certaines vendent surtout des ouvrages tombés dans le domaine public, souvent disponibles gratuitement ailleurs sur l'internet. D'autres découvrent des auteurs et les offrent, moyennant paiement, aux lecteurs. L'avantage du livre virtuel pour l'éditeur est qu'il ne lui coûte pas grand chose. Il n'y a donc pas grand risque pour lui à éditer ses "coups de coeur", à condition bien entendu d'avoir à côté quelques titres commerciaux qui permettent de faire tourner la boutique. Est-ce à dire que c'est de ce côté que viendra la structuration évoquée plus haut ? Pour l'instant, tout reste à faire.

Le rapport des cyberéditeurs et des cyberauteurs au papier est complexe. Parfois, dans un bel élan futuriste, ils déclarent s'en passer, et rédigent des proclamations dignes de servir d'édito à ces revues qui vendent des logiciels en prétendant informer leurs lecteurs. La vérité, pour l'instant, c'est plutôt que les cyberécrivains sont des bouffeurs de livres nourris de papier depuis leur enfance qui ne rêvent que de voir leurs mots en belle encre noire sur un vrai vélin. D'ailleurs beaucoup de cyberéditeurs publient aussi sur papier, souvent en tirant les exemplaires au fur et à mesure des commandes, ce qui réduit leurs frais. Peut-être est-ce cela, l'avenir de la cyberédition : une forme d'édition à flux tendu. Tant pis pour les rêveurs...

Ici le lecteur internaute militant se rebelle : son œil s'enflamme, sa main tremble en cherchant la souris qui lui permettra, d'un clic rageur, de m'envoyer un E Mail vengeur. "Eh quoi, mon ami ! Que faites-vous de la possibilité de faire clignoter le texte, de lui demander de défiler, d'y susciter des flammes avec une pommette javanaise ! Et les liens, le multimédia, l'interactivité ! Pauvre auteur, vous êtes mort et ne vous en apercevez même pas! Le lecteur à présent navigue à son gré (enfin dans les limites des fantaisies des logiciels, dont on regrette parfois que les surréalistes ne les aient pas connus), fait de votre enfant le monstre de ses rêves !"

Calmons-nous. D'abord rappelons quelques vérités simples : l'internaute paie tant qu'il reste connecté, beaucoup de cyberlecteurs ne se connectent que le temps de télécharger une page et j'en connais plus d'un qui l'imprime pour la lire. Voici qui limite singulièrement la part de l'interactivité. Parfois pourtant je vous l'accorde, il y a des pages difficilement téléchargeables qui retiennent un lecteur. Il est agréable de pouvoir passer rapidement du texte à l'image, de l'image au son (il est vrai que l'on a aussi déjà vu des éditeurs de poésie vendre des livres accompagnés de cassette.). Pour ma part je crois qu'il y a là, en effet, de nouvelles possibilités de mise en page, pas une révolution littéraire. Il me semble qu'un grand texte pointe non vers une autre page web mais vers un pays silencieux, sous les mots, les icônes et les bruits, où l'auteur et le lecteur se confondent lorsque le second a su déchiffrer les traces laissées par le premier. Je crois que les cybermachins sont relativement dérisoires. J'ai peut-être tort. Il est possible que la cyberédition mène à autre chose qu'à la littérature, mais je ne vois pas pourquoi la littérature n'y garderait pas une place.

Alors, l'avenir, de quelle couleur ? Je ne sais pas, pour l'instant la cyberlittérature est un champ en friche, comme toute la littérature qui me plaît, celle qui n'a pas de certitudes et cherche à se tailler une clairière pour vivre un peu. J'aime bien ce far-west des mots, j'espère qu'il tardera à trouver ses papes, ses rois... et ses oracles.

 

 

Réaction de Vincent Di Sanzo, Webmaster du Site Muse - répertoire des ressources poétiques francophones.

Le texte d'Emmanuel, éminemment plein de bon sens et de vérités qu'il assène parfois d'un ton amusé voire ironique, brosse un portrait réaliste et sans fard de la cyberédition actuelle puis en dresse les limites et les contradictions. Il ne prédit un avenir que pour celle qui saura "se structurer juste assez pour assurer une visibilité à ceux qui le méritent".

Je voudrais ajouter à cette perspective une conception de la cyberédition qui me tient à coeur, une dimension affective, un enthousiasme mais aussi des doutes et des craintes.

L'émergence du réseau en France, fin 95, a réveillé les démons libertaires qui sommeillaient en nous. Depuis l'apparition des radio-libres aucun événement notoire n'était venu bouleverser l'ordre social et culturel. Enfin nous allions pouvoir déserter tant d'années de silence. La découverte de ce lieu de communication unique en son genre a été un véritable électrochoc. Pensez un peu, la présence et la diversité de ces multiples communautés partageant leurs passions, la possibilité de converser avec des interlocuteurs éloignés puis une liberté d'expression totale ! Abolir enfin ces distances pathétiques...

L'occasion d'exhumer quelques textes qui dormaient sagement au fond des tiroirs et voilà une première homepage accueillante. Accueillante car outre ces modestes créations, une invite au lecteur de réagir et de participer trahissait un besoin de complicité. Désir impérieux de privilégier le dialogue direct avec le lecteur. Qu'importe le nombre, le plus merveilleux, le plus exaltant n'est-ce-pas lorsque celui-ci vient à votre rencontre. Alors la magie du poème opère et se prolonge parfois dans l'intimité du temps.

Ces pages ont vite accueilli les créations personnelles et originales de ces nomades des temps modernes. Plus qu'un support de l'écrit comme le livre peut l'être ces pages représentent avant tout un espace de libre expression. Fascinante expérience ! il nous faut préserver ces espaces communautaires où chacun se sente bien et puisse partager ses passions. Sous le village planétaire sommeille le village enfoui au fond de nous.

S'il n'allait à la découverte de l'autre, le cyberéditeur paraîtrait bien narcissique. Il faut se laisser griser par une flânerie qui ne tarde pas de se transformer en tourbillon où l'esprit verse dans le vertige. Que de rencontres en perspective, laissons nous aller à la manière de Rimbaud dans les Illuminations "J'ai tendu des cordes de clocher en clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse". Voyageons dans l'immensité du possible, féerie lointaine du désir.

Le cyberéditeur, en créant cet espace virtuel doit rester un activiste indépendant et ne doit pas rechercher ni audience de masse ni profit. Il doit veiller à ne pas trop s'étendre car le nombre nuit à l'intimité et amène un désordre croissant. Rester libre et absoudre l'orgueil de son chez soi. Dépoussiérer ces nouveaux territoires, théâtre de poésies éphémères. Profession précaire, la cyberédition.

La cyberédition qui calquerait le modèle économique des éditions papier n'a vraisemblablement aucun avenir. Les sites dont les contenus d'édition atteignent un niveau "commercialisables" disparaissent. Qui s'est soucié de la disparition des Chroniques de Cybérie et d'Editel ? Non pas de tee-shirts Baudelaire, ni de stylo Verlaine. La poésie n'est pas à vendre. A vendre ? quelle idée saugrenue, à vendre ? cette chose irréductible. Il n' y rien à vendre, rien que de l'invisible, de l'impalpable au rayon poésie.

Il n'y aura un avenir que pour les désintéressés à moins qu'il n'y ait plus d'avenir du tout quand les fourches caudines de l'économie de marché ou des tentatives de régulation par le droit auront fait main basse sur l'Internet. Trembler dans l'ivresse devant ces lendemains de fêtes aux souvenirs amers et aux rêves brisés. Mais heureusement nous n'en sommes pas encore là. A l'heure du repli sur soi, au moment où tout se désagrège veillons à maintenir ces espaces de partage. Et c'est ainsi que je rêve, l'esprit enfumé de tes mots, toi qui vis dans ce pays improbable.

 

 

Réaction de Lionel Droitecour.

Et si la Cyberédition n'était qu'une bouteille lancée dans un océan virtuel ? Un contenu privé de contenant, le moyen rêvé pour l'auteur anonyme de lancer à la face du monde les quelques mots qui lui tiennent à coeur ? Tant pis pour la valeur du texte, le geste est si beau, dérisoire et pourtant porteur d'espérance. On me lira peut être en quelque endroit, aujourd'hui ou demain, dans huit jours ou jamais et je n'en saurai rien. Et qui sait une rencontre possible au détour d'un Mail ? (on devrait dire maille en français, parce c'est bien un tissu de dialogue que nous aimerions pouvoir tisser du bout des doigts sur nos machines, mais passons...)
Je ne suis pas certain que tous ceux qui écrivent, qui paginent, qui formatent et qui maillent nourrissent un projet bien défini dans leur tête. Un appel silencieux, un cri formulé dans la solitude, mais qui voyage !

Je conclu par un petit poème sans prétentions :

Empêtré dans ses mots,
Englué par la rime,
Le poète anonyme
Effleure d'un doigt de craie
D'improbables néants
Dérobés à sa plume.

 
   

 

 

 

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