JUAN LUIS GUERRA SEIJAS

(Saint-Domingue, République Dominicaine, 7-6-1957) est le plus jeune des trois enfants d'une famille de classe moyenne, chose rare dans un pays aux profondes différences sociales. Son père fut joueur de basket; il hérita de lui une taille gigantesque et l'air romantique des personnages des boléros. Isolé dans les hauteurs, il commença des études de Philosophie et Lettres tout en gagnant ses premiers pesos grâce à des picoteos (spectacles) dans des fêtes de famille. Pendant l'adolescence, il s'était réfugié dans les chansons des Beatles, dans une guitare et dans ses compositions. Il voulut apprendre plus et alla à la Berklee Scholl of Music de Boston, une prestigieuse école de jazz par laquelle passent des centaines de musiciens. juan Luis ne se fondit pas dans le moule; la majeure partie des interprètes qui sortent de "la Berklee" paraissent coupés dans le même patron: habileté technique et très peu de passion.

VISA POUR UN REVE

La biographie musicale de Juan Luis Guerra est quelque peu différente de celle de la majorité des auteurs des Caraïbes. Juan Luis reçut une solide formation musicale. "je ne me rappelle pas avoir eu d'amis à Boston, j'étais plutôt timide". Noyé dans la musique aux Etats-Unis, il se posa des questions sur ses propres racines. Il n'était pas très riche et il retourna souvent à Saint-Domingue pour faire de la musique et des annonces publicitaires pour la télévision, bien sûr sur des rythmes de merenge. Quand il termina ses études à Boston, son cerveau était un bouillonnement entre l'histoire du jazz et la musique de son pays. "En jouant du jazz, je n'aurais pas été plus que... Combien de musiciens de jazz y a-t-il aux Etats-Unis ? Des milliers". Le pari était clair : 'le me suis dit, on va travailler avec notre musique qui est en fait celle qu'on ressent" Son attitude préméditée allait à l'encontre des codes enracinés dans le merengue. il est difficile de comprendre le merenge hors de la danse, de la fête, et Juan Luis commença sa carrière discographique aux antipodes de ce qui était accepté.

Il jouit d'un grand prestige dans les studios d'enregistrement de l'île, apporta un tas d'idées et une serviette remplie de compositions et arrangements. il forma un quartette vocal avec un jeune technicien du son et chanteur appelé Roger Zayas et les voix de Maridalia Hernàndez et Mariela Mercado. C'était un projet insensé : se constituer comme les Manhattan Transfer du mereng e. Ce n'était pas la peine de chercher de compagnie, aucune maison spécialisée dans le mereng e n'allait acheter un tel produit. Le studio d'enregistrement Audiolab se chargea d'éditer le disque.

"SOPLANDO" (1984) est un disque étrange. Faire ces arrangements pour 4 voix n'était pas une entreprise bizarre aux

Etats-Unis, mais à Saint-Domingue c'était un non-sens commercial. Juan Luis avait trouvé une liaison entre le merengue et le jazz chez le saxophoniste alto Tavito Vàzquez, l'un des rénovateurs de l'instrumentation du merengue puisqu'il jouait deux fois plus vite. Tavito était un saxophoniste intuitif, sans doute influencé par Charlie Parker, qui transposait sans complexes l'improvisation pure au monde des Caraïbes. C'était un point de départ fascinant pour Juan Luis qui lui dédia une chanson "Soplando". Dans cette composition, le solo du saxophoniste répondit à toutes les attentes et justifia un premier disque qui, face aux productions de Manhattan Transfer faisons des comparaisons- peut être considéré ingénu et intéressant.

Avec "MUDANZA Y ACARREO" (1985), Juan Luis révisa ses propres idées pour se rapprocher des paramètres commerciaux existant dans l'île sans laisser de côté ses désirs de qualité. Le "Yo vivo enamorao" du chanteur flamenco Camarôn de la Isla est un défi auquel il donne une réponse adéquate. "Dame" est la version de Michael Jackson de "Don't stop til you get enough" en merenge et pose une auto-affirmation de ses possibilités. Il n'y a rien de mieux que d'affronter les merveilles des productions de Quincy Jones et la ductilité de Michael Jackson pour se retrouver devant la certitude que tout est possible et redonner aux pistes de danse un petit chef d'œuvre. Bien sûr, dans le marché intérieur de l'île, ce qui fonctionne c'est autre chose : "Si tù te vas". L'entreprise commerciale du merengue fonctionne comme la danse, pas à pas. Il commença le disque "Pot eso ahora" par un refrain très facile à retenir : Por eso aboralyo ya no vuelvo a querer, il était tiré d'un guag ancô de Gonzalo Asencio, Tio Tom, qui fut la source d'inspiration de nombreuses chansons.. Mais la chanson qui offrait une foule de possibilités était "Elena" :

  • Elena decidiô

    vender suc erpo en una nochefrfa ninguna mente vio y asifue becha mujer, quién Io diria

    Ella bizo del amor

    el tiempo q e se pierde cada dia

    màs tardeçe cansô

    Elena decidiô vender su vida...

  • Juan Luis avait imposé un style, établi ses normes; il ne restait plus qu'à développer le produit.

    Dans "MIENTRAS MÀS LO PIENSO, TÙ" (1986), Juan Luis se retrouve face à son propre discours. Il est l'un des rares représentants d'une classe moyenne dominicaine pratiquement inexistante. Mais ses inquiétudes narratives lui permettent de s'approcher des deux pôles de la société; ainsi naît cette histoire d'amour entre un paria et une fille de bonne famille:

  • Yo era de un ba@opobre del centre de la ciudad

    ella de close alta pà decir verdad.

  • 'je pense vraiment qu'il est possible de faire dans le merenge ce que fait Rubén Blades dans la salsa". Avec "Guavaberry", il fit le portrait d'une société qui pensait, dansait et faisait l'amour en espagnol, mais qui rêvait en anglais.

  • Dans "OJALÀ QUE LLUEVA CAFÉ" (1989), Guerra parle
  • d'un merenge dual adressé simultanément à la tête c'est intelligent- et aux pieds -c'est dansable, on plutôt irrésistible. La première chanson du nouveau disque qui arrive en Espagne est une version du folklore vénézuélien 'Woman del Callao", une zone de marais qui ressemble beaucoup à la région de la Nouvelle Orléans. Guerra raconte des légendes de la campagne dans la chanson qui donne son titre au disque, décrit le parieur qui perd jusque' à sa chemise dans "La gallera" et ose proposer une salsa, "Razones":

    Tu caminando entre mi pasos

    Yo siguiéndote las huellas.

    Juan Luis se permet de collaborer avec le pianiste cubain de jazz Gonzalo Rubalcaba qui n'a pas réenregistré si ce n'est des disques de jazz, ce qui est dommage.

    Le disque commence par "Visa para un Sueno, un merenge qui met le doigt sur le problème de l'émigration. Un chef d'œuvre rehaussé par une couverture aussi simple qu'efficace.

    "BACHATA ROSA" (1990). Notre protagoniste est inquiet, il continue à chercher dans les racines folkloriques et découvre dans les couches populaires une façon particulière d'interpréter le boléro. Il trouve la chanson de amargue ("elle se plaint toujours comme un blues") connue péjorativement comme musique à flics, un genre sans prestige et relégué aux couches marginales; elle couvre les besoins de montrer une facette melodico-amoureuse adressée aux parties molles des auditeurs, c'est-à-dire celles qui ne sont ni les pieds ni la tête. Il récupère la bachota là où les autres mettaient le boléro et la balade, et il le fait avec une touche cubaine de guitare, maracas et trompette sonera.

    On ne sait pas exactement s'il rebaptisa ce genre-là bacbata car à Cuba la bachota est une fête dans la campagne avec un repas et beaucoup de musique; mais on est sûr que la bachota fut récupérée et stylisée par Juan Luis Guerra et qu'elle en vint à occuper de cette manière le secteur du marché qui avait toujours correspondu (sic) aux latins: la chanson mélodique.

    En février 1991, il réalisa sa première tournée espagnole; à peine 25 000 exemplaires de "OJALÀ QUE LLUEVA CAFÉ" s'étaient vendus mais il comptait sur les nouvelles chansons de "BACHATA ROSA". Il n'y eut aucun problème et les deux disques firent parmi les plus vendus sans nécessité de faire appel à une aide promotionnelle, sans passer dans les émissions qui .

    fabriquent les succès; quelques cadres de multinationales se maudissaient d'avoir dit: "Le merenge ne se vendra jamais en Espagne". A la fin de l'année 1991, plus d'un million de disques avaient été vendus en Espagne.

    Le puzzle était en train de se compléter et Juan Luis commença l'année 1992 converti en la grande alternative, avec des ventes en Europe et en Amérique impossibles d'imaginer pour un autre artiste. Ses inquiétudes sociales, son attachement connu à la narration de Rubén Blades le mettaient en passe de devenir un leader d'opinions. Cette année-là (1992), la République Dominicaine célébra la glorification de Christophe Colomb en construisant un phare qui fut béni par le Pape de Rome. Mécontent des pressions auxquelles on le soumit pour le faire participer à une célébration qui ne lui plaisait pas, Juan Luis s'isola pour essayer de reproduire les chants des premiers habitants de Quisqueya disparus sous l'avancée civilisatrice de Colomb. L'artiste réussit à terminer le disque peu avant la fin de l'année. il avait eu tous les moyens à sa portée.

    "AREITO (1992). La première cassette vidéo de ce nouveau disque, "El costo de la vida', reproduit des scènes de violence et de faim. 'J'avais fait une tournée en Amérique Latine et j'avais vu ce qui se passait là-bas. Une époque bien difficile. Toutes ces images me vinrent à la tête et on fit la cassette vidéo". Juan Luis Guerra réussit à avoir la collaboration de Rubén Blades dans "Si saliera petrôleo". Et dans le montuno, certaines choses sont claires:

  • Si de aqui saliera petrôleo
  • pero que bubiera luzy esperanza sin misa para sonar

    pero es que la providencia, ay qando no quiere, no da hipotcecara el silencio para, para decir la verdad pero por màs que te exprima mamacita no sale nà.

    La Guerre du Golfe avait donné la sensation que tout était

    possible en politique internationale s'il y avait en jeu quelques barils de pétrole. Ainsi, l'homme qui avait tendu les bras vers le ciel pour qu'il preuve du café serrait maintenant les poings parce que, de la terre, ne jaillissait pas de pétrole.

    Juan Luis Guerra avait obtenu une liberté créative sans précédent dans les Caraïbes. Il enregistrait pour une compagnie minuscule, importante en République Dominicaine mais insignifiante sur le marché d'Amérique Latine. Protégé par son irréfutable réussite, il pouvait donner libre cours à toutes ses obsessions sur la musique africaine, sur l'histoire de son île; il alla jusqu'à adapter "Le rit comercial' du haïtien Nemurs jean Baptiste (1960) dans le style de l'orchestre de Luis Alberti qui, dans les années 40-50, contenait de fortes influences de Duke Ellington.

  • QUESTION: JUAN LUIS GUERRA EST-IL UN GENIE?
  • Au point où l'on en est, n'importe quel analyste pourrait se demander si Juan Luis Guerra a vraiment du talent ou bien si c'est la somme d'une grand quantité d'influences bien organisées ajoutées à de l'habileté technique et beaucoup d'information. La réponse est simple:

  • -"Bien sûr. Quelle question!"
  • La musique pop ou populaire si l'on veut- se fabrique avec des génies qui réussissent à être perméables à leur société, à leur temps. Donnons quelques cas: Gershwin, Duke Ellington, Miles Davis, les Beatles, Benny Moré, Bob Marley... je dois continuer? D'accord: les Sex Pistols, Camarôn, Cachao, Paco de Lucia, James Brown et Chano Pozo. (Aucun d'eux ne créa de musique chimiquement pure, tous partirent d'une tradition antérieure et tous renouvelèrent le langage de leurs styles respectifs, quelques-uns grâce à leur habileté instrumentale, d'autres les punks) grâce à tout le contraire.

    Cela dit, il faut se souvenir que la tournée de "AREITO" de 1993 fut l'expression musicale la plus brillante et riche qu'il fût donné de contempler en Europe en de nombreuses années (tout cela, sans arrêter de faire danser le public). Et on est en train de parler de tout type de musiques. En fait, Peter Gabriel, David Byrne et Santiago Auserôn ont fait taire leurs inquiétudes musicales en créant des maisons discographiques dédiées aux musiques chaudes, ce qui est la meilleure façon de justifier -intellectuellement- le fait qu'on ait besoin de ces musiques pour garder un message dans le marché du rock. Juan Luis ne recourt pas cela: il se nourrit de musiciens populaires mais, à la différence des étoiles du rock, il peut imaginer les musiques dans sa tête et les exécuter. Son rôle de créateur lui confère une responsabilité de plus: savoir que son travail affecte le futur du merengue et qu'il doit continuer à surmonter les problèmes. "Quand sortit "Amor de conlico", on me dit que jamais on ne pourrait danser un merenge lent et je répondis: Alors, ne le dansez pas. je crois que nous devons toujours aller de l'avant, prendre nos responsabilités: Si ça ne se vend pas? Et bien, ça ne se vend pas! Mais... si ça se vend?

    L'artiste répète une maxime: "Il faut conserver la qualité". Arrivés à ce point-là, il aurait été facile d'anticiper l'étape suivante. Q'est-ce qui allait pouvoir offrir de la nouveauté et représenter un défi personnel et musical en même temps? Après avoir écouté "FOGARATÉ", c'est très clair: le merenge typique, le peco tipao.

    "FOGARATÉ" (1994). Juan Luis en profita pour se pencher sur un des thèmes qui l'intéressaient depuis longtemps, la musique africaine. Son rapprochement ne dérivait pas d'un intérêt anthropologique même sil ne refuse pas cette voie; son obsession acquérait une perspective absolument contemporaine: les guitares du soukous zaïrois l'emballaient. Sa première adaptation fut "A pedir su mano' (1990), ensuite il construisit "El costo de la vida" sur une composition du guitariste Diblo Dibala qui jouait habituellement avec le groupe de Kanda Bongo Man. Il pouvait enfin travailler avec ce guitariste pour lequel il adapta "Los mangos bajitos" et "Fogaraté" et, déjà sur un rythme de meringue, "El beso de la ciguatera' où Diblo jouait ses caractéristiques échelles. Ces trois chansons n'arrivèrent pas à donner à"FOGARATÉ"le nom de disque africain de Juan Luis car ce disque était le disque de peco tipao.

    Le pe co ripao ne s'écoutait pas dans les discothèques à touristes de Saint-Domingue et pour qu'on l'enten(Fit dans le Tropimar de Puerto Plata, il fallait qu'il fcit joué par l'un des grands du genre, le Cieguito de Nagua. Parmi les joueurs de merengi e typiques, on remarque Francisco Ulloa qui, en 1992, passa inaperçu en Espagne alors qu'il rassembla plus de cinq mille personnes au Royaume-Uni. Francisco nous laissa une réflexion: "Le mereng e est très populaire dans les villes mais dans la campagne, c'est nous, les typiques qui commandons".

    Ulloa participa dans "El farolito", un merengue vertigineux. "Si tu lui ajoutes plus de choses, il explose" dit Guerra qui, en plus, précise que son principal problème avec Francisco Ulloa fut qu'il voulait s'adapter à mon style". "Canto de hacha" et "La costillita'@ montrent plusieurs possibilités du "perico ripao" auquel juan Luis "impose son style". Il va même un peu trop vite, et, loin d'essayer de faire semblant et répéter le chant, il le met en évidence jusque dans l'un des meilleurs vidéo-clips de la musique latine.

    Avec "FOGARATÉ", juan Luis regagna ce qu'il avait perdu à cause de la faible commercialisation de "AREITO". Dans ce disque, il n'y a pas une seule chanson qui fasse penser au chanteur-compositeur engagé-, il s'agit plutôt d'un disque délibérément intranscendant qui résume les tendances qu'il avait développées auparavant. La bacbata est désormais aussi inévitable que les compositions qui incorporent le soukous zaïrois. Le son cubain devient un autre parmi les styles obligatoires. Et on voit ainsi diverses familles qui ont enregistré chaque style, chaque proposition. Dans 4'Oficio de enamorao", on retrouve le rythme de Son clel Solar, le groupe de Rubén c'est-à-dire Oscar Hernàndez, Mike Vihas et Ralph Irizarri (piano, basse et timbales).

    Juan Luis préfère enregistrer avec le groupe de Francisco Ulloa afin d'obtenir le véritable son du "perico ripao". "il faut ajouter que dans mon groupe j'ai un grand percussionniste".

    On peut dire que la discographie de Guerra est nourrissante; c'est un pont vers une infinité de styles. Il a réussi à être une voie de communication avec l'histoire pour faire une musique fière qui a en plus du succès. C'est une bénédiction.

     

     

     Discographie:

     

    *"EL ORIGINAL, SOPLANDO" (Audiolab, 1984, rééd. Wamer, 1991).

    *"MUDANZA Y ACARREO" (Karen, 1985).

    *"MIENTRAS MÀS LO PIENSO, TÙ" (Karen, 1986).

    ***"'OJALÀ LLUEVA CAFÉ" (Karen, 1989).

    **"BACHATA ROSA" (Karen, 1990).

    ***"AREITO" (Karen, 1992, BMG).

    ***"FOGARATÉ" (Karen, 1994, BMG).