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Université Marc Bloch, Faculté de théologie protestante, 11 octobre 1999

Ralph Stehly        

                                                     Leçon inaugurale

 

Messieurs les Présidents, Messieurs les Doyens, Chers Collègues, Chers amis,

Je vais vous parler aujourd'hui surtout d'islam. Je pense que cela n'étonnera aucun d'entre vous. Mais si j'en parle aujourd'hui, ce n'est pas seulement parce que je suis, entre autres, islamologue, mais parce que j'ai l'intime conviction que l'islam fait partie de l’histoire de l’Europe et du patrimoine européen. C'est une conviction que j'aimerais vous faire partager.

L'islam est en effet présent en Europe depuis sa naissance au 7ème siècle jusqu'à aujourd'hui de manière ininterrompue, tout d'abord en Espagne où l'islam s' est maintenu, jusqu'à l'expulsion des musulmans et des juifs par Isabelle la Catholique au 15ème s., les Balkans ayant peu avant pris le relais comme centre de l'islam d'Europe à la suite de la présence de l'empire ottoman, et l'islam y est bien présent aujourd'hui en tant que religion autochtone dans ce qu'il est convenu d'appeler l'arc vert des Balkans depuis la Bosnie jusqu'à la Turquie d'Europe, en passant par le Kosovo, la Macédoine et la Bulgarie .

 

Cet islam autochtone, auquel s'ajoute un islam d'installation plus récente, fait peur dans nos pays jusque dans les rangs des universitaires et y est mal accepté .

On l'accuse pêle-mêle d'être archaïque, obscurantiste, de manquer de pensée critique… d'être un repaire d'ayatollahs, comme s'il n'y avait d'ayatollahs que dans l'islam !!! et j'en passe….

Je voudrais faire justice ici de la principale de ces accusations: celle du prétendu manque de sens critique en islam.

En Europe, la pensée critique appliquée aux textes fondateurs chrétiens s'est développée au 19ème siècle, quand on s'est mis à analyser les divergences entre les Evangiles, principalement les Synoptiques et qu'on s'est mis en quête du Jésus historique qu'on oppose plus ou moins au Christ de la foi.

Un phénomène du même genre s'est produit en islam avec les divergences entre les recueils de hadiths, qui ont incité les théologiens musulmans à trouver des méthodes permettant de déterminer le degré d'authenticité des paroles du Prophète et avec les essais de reconstitution de la vie du Prophète, appelés Sîra. Nous n'étions pas au 19ème s., mais au 9ème s. !

On m'objectera avec raison qu'un tel phénomène ne s'est pas produit avec le Coran. C'est d'abord parce que dès le départ le Coran a bénéficié d'un statut spécial face à la critique littéraire, étant donné la concordance des manuscrits, et ensuite et surtout parce que la place du Coran dans la théologie islamique peut à juste titre être comparée à la place du Christ dans la théologie chrétienne. Tous deux sont parole de Dieu dans leur théologie respective. Mettre en doute le caractère révélé du Coran était et est encore considéré comme un blasphème dans les milieux musulmans, tout autant que mettre en doute la filialité divine du Christ était considéré (est encore considéré ?) comme une grave hérésie dans les milieux chrétiens, ce qui, en ce qui concerne la partie musulmane, n'a jamais cependant empêché les théologiens musulmans de s'interroger sur les conditions de la Révélation, tout comme les théologiens chrétiens s'interrogent sur le Jésus historique.

 

La critique du hadith a été contemporaine de l'essor extraordinaire de la pensée musulmane qui allait pendant quelques siècles, en gros du 9ème au 15ème siècle gérer la modernité. Je ne voudrais pas abuser de votre patience en énumérant une longue liste de découvertes scientifiques. Mais je voudrais simplement en mentionner deux en médecine. En ophtalmologie Al-Mawcilî réussissait à Bagdad à guérir une cataracte par succion du cristallin avec une aiguille creuse, et ceci en l'an 1000. L'opération ne sera réussie en Occident qu'en 1846 par Blanchet. L'anesthésie était aussi régulièrement utilisée pour les opérations chirurgicales. On se servait d'un mélange d'alcool et de cannabis sativa qu'on administrait en infusion ou en imbibant des éponges qu'on introduisait dans la bouche ou dans la narine des patients. Le sommeil était provoqué par imprégnation directe de la muqueuse à travers laquelle les alcaloïdes passaient directement dans le sang. Pourquoi l'anesthésie n'est-elle pas passée alors en Occident et a-t-elle dû être réinventée en Europe au 19ème siècle ?C'est une question très intéressante. On pourra peut-être trouver un début de réponse dans la différence de mentalité qui à l'époque régnait entre le monde arabo-musulman et l'Europe. En Europe, les mentalités étaient imprégnées par la conception du caractère rédempteur de la souffrance, ce qui a longtemps freiné la recherche sur les antalgiques et les anesthésiques.

Les sciences humaines ne sont pas en reste. L'un des principes fondamentaux de la déontologie de ma discipline, l'histoire des religions, que j'enseigne ici depuis 27 ans, est de ne pas porter de jugement de valeur sur les religions que l'on étudie. C'est le principe du respect de l'altérité de l'autre. Ce principe a été édicté pour la première fois par un iranien iranophone et arabophone Al-Bîrûnî (m en 1048) qui était l'astrologue du sultan Mahmoud de Ghaznî et qui était entré avec lui en Inde. Là, il se mit à étudier, il avait déjà dépassé la cinquantaine, le sanskrit sous la direction de maîtres indiens. De ses lectures dans le texte et de ses observations sur le terrain est sorti un livre magnifique le Târîkh al-Hind, "l'histoire de l'Inde", l'une des rares sources extérieures et fiables sur l'Inde et l'hindouisme du Moyen-Age. Bîrûnî avait déjà remarqué que l'hindouisme était inclassable selon les normes des religions alors connues c-à-d à part l'islam, le judaïsme, le christianisme et mazdéisme, et qu'il fallait le considérer à la fois comme polythéiste (sous sa forme populaire) et monothéiste (sous sa forme savante). Mais surtout au début de son "Histoire de l'Inde", on peut lire les admirables phrases liminaires qui suivent.

Bîrûnî commence par citer Coran 4.134: Pratiquez l'équité et dites la vérité, même si c'est au détriment de vous-même, et puis le Nouveau Testament en combinant deux versets, l'un de l'Evangile de Matthieu et l'autre de Luc " N'ayez aucune crainte des rois, dites la vérité devant eux ! Ils n'ont pouvoir que sur vos corps, non pas sur vos âmes" (Mt 10.18,19,28 et Luc 12.4).

Puis un peu plus loin:

Ce livre n'est pas un livre polémique. Je ne produis pas les arguments des Hindous pour les réfuter, comme s'ils étaient dans le faux. Mon livre n'est qu'un simple exposé historique des faits. Je place devant le lecteur les théories des Hindous exactement comme elles sont, et je les mentionnerai en les comparant à des théories similaires existant chez les Grecs…. A côté des Grecs, nous mentionnerons aussi ici et là les doctrines de certaines sectes soufies ou chrétiennes, parce que, dans leurs théories concernant la transmigration des âmes et l'unité de Dieu et du monde, on trouve beaucoup de similitudes avec les doctrines hindoues.

C'est déjà aussi de l'histoire comparée des religions !

Venons maintenant à la charia, qui est ressentie par certains de nos contemporains comme l'essence (le nec plus ultra) même de l'obscurantisme islamique. Là aussi, il faut rétablir les faits. La charia est en constante mutation, ce n'est pas un bloc monolothique, elle a constamment été réinterprétée, et ce de manière plurielle.

Le grand aggiornamento de la charia a été effectué au 19ème siècle et au début du 20ème s. par Mohammed Abduh (1849-1905) et Rashid Rida (1865-1935). Je vais vous donner deux exemples pour vous montrer jusqu'où ces deux grands réformateurs de l'islam sont allés et combien leur interprétation de la charia est encore d'actualité. Rachid Rida à la suite de son maître introduit une distinction fondamentale en matière de lecture de la charia, entre les actes d'adoration ('ibâdât) et l'éthique sociale (mu'âmalât), ou encore entre le cultuel et le social. Le culte a été codifié de manière définitive par le Coran et la Sunna et ne saurait être réformé. Par contre la structure complexe des relations humaines n'a pas été fixée en détail et de manière défintive par les textes sacrés. C'est donc la tâche des théologiens de chaque époque de réfléchir en fonction de leur époque et de leur société sur le caractère licite ou illicite de telle ou telle pratique, en faisant prévaloir les principes les plus généraux sur les injonctions particulières. Prenons l'exemple non pas exactement de la liberté de culte pour les communautés non-musulmanes qui n'a jamais été mise en cause, puisque c'est l'un des principes constitutifs de la charia, mais celui de la liberté de conversion (d'un musulman vers une autre religion). Supposons, dit Rachid Rida, qu'il existe un texte autoritatif , une parole du Prophète par exemple, qui interdise cet acte: il faut aller au-delà de ce texte spécifique vers la principe le plus général; or celui-ci est contenu dans un célèbre verset coranique (2.226): "lâ ikrâha fî d-dîn" ("pas de contrainte en religion") qui clairement exclut d'exercer une contrainte quelconque sur qui que ce soit en matière religieuse; c'est donc ce principe général qui doit être retenu, c-à-d la liberté de conversion.

 

Avec le laïcisme qui triomphait en Turquie au début de ce siècle et qui allait ébranler le monde musulman tout entier, allait également apparaître des études de docteurs de la Loi qui s'interrogèrent sur les conditions historiques dans lesquels l'idéal islamique classique s'est imposé. Le premier à l'avoir fait est le cheikh Abd ar-Râziq en 1925 dans un brillant essai "al-islâm wa usûl al-hukm" ("L'islam et les fondements du pouvoir") qui est une critique radicale de la doctrine qui avait alors universellement cours jusqu'alors dans la pensée islamique: la société islamique classique aurait réalisée parfaitement l'idéal social du Coran. Pour le cheikh Abd ar-Râziq, tout au contraire, il y un gouffre entre la société islamique classique et l'enseignement coranique. Il n y a jamais eu de société islamique correspondant à l'idéal du Coran, même pas dans les premiers siècles.

Bien entendu il y a aussi des penseurs musulmans contemporains qui ont confronté leur foi musulmane à la pensée occidentale moderne. Pour ne parler que des vivants et des francophones, citons, entre autres, Yadh Ben Achour, Hmida Ennaïfer, Mohammed Talbi et Mohammed Arkoun.

                                                          ***

Comme beaucoup d'entre vous le savent , je ne suis pas un universitaire qui vit dans une tour d'ivoire. Je suis aussi un homme de terrain, cela fait aussi partie de la déontologie de l'histoire des religions, telle que l'a défini Mircea Eliade.

Certains de mes amis musulmans m'ont invité l'une ou l'autre fois à prendre la parole au moment de la prière du vendredi. Je vous voudrais saisir cette occasion pour leur dire combien ce geste m'a touché et m'a honoré, et par delà ma petite personne a honoré la Faculté de théologie protestante, surtout que l'un de ces cultes était retransmis par une grande chaîne de télévision du Proche et du Moyen-Orient.

Je ne fréquente pas seulement les mosquées, mais aussi les quartiers musulmans de Strasbourg et de la région. J'y ai fait beaucoup de rencontres intéressantes, souvent poignantes. Je rencontre là semaine après semaine des jeunes gens, filles ou garçons, en plein désarroi, en manque de repères de vie, de repères éthiques et existentiels, déracinés de leur propre culture et de leur propre religion, et qui ont une soif légitime de leur propre religion et qui me disent: pourquoi les catholiques, les protestants et les juifs ont-ils droit à des cours de religion et pas nous ? Pourquoi nous envoie-t-on en permanence, en cours de morale, voire même en cours de code de la route et pas en cours de religion, puisque nous avons une religion, l'islam ? Combien il est alors dérisoire de leur répondre, qu'il y a cinq ans un un rapport - le rapport Trocmé -a été déposé à l'Université, qu'il s'est d'abord heurté à une fin de non-recevoir, qu'un colloque a été organisé l'an dernier, que des conversations ont eu lieu, que les tergiversations continuent, alors que pour eux sur le terrain, la vie n'attend pas et que les ravages d'un déni d'un droit fondamental continuent.

Alors qu'attendons-nous à l'Université pour prendre ce problème au sérieux, pour former les professeurs de religion de musulmane. Après tout c'est la mission de l'université que de former les cadres de la nation y compris les cadres religieux, alors pourquoi pas les cadres religieux musulmans. Il s'agit d'une question d'intérêt public, où l'université ne peut pas constamment se dérober et tergiverser; il faut agir vite, dans l'année et non pas dans 10 ou 15 ans comme je l'ai lu dans une interview ce printemps. Ces lenteurs sont d'autant plus incompréhensibles, qu'il y a une équipe qualifiée et motivée qui est prête à se retrousser les manches, à condition qu'on crée une filière adéquate d'islamologie et de théologie musulmane.

Les facultés de théologie existantes devraient se sentir interpellées en premier lieu par une telle demande. Or je n'y entends qu'un silence assourdissant et embarassé que je ne comprends pas. Ces facultés plus que toute autre devraient pouvoir comprendre l'appel que lancent les jeunes musulmans à l'université, puisqu'elles forment déjà des cadres religieux pour une partie de la population. L'ensemble que forme ces facultés de théologie actuellement existantes n'a d'ailleurs pas d'avenir s'il ne s'adapte pas aux mutations religieuses et sociales de notre temps. Le christianisme est devenu minoritaire en Europe, et en Alsace même il y a désormais plus de jeunes musulmans que de jeunes protestants. Comment justifier que ceux qui sont déjà les plus fragilisés socialement, culturellement et psychologiquement sont ceux précisément à qui on refuse une formation religieuse dans le primaire, le secondaire et le supérieur ? Rien, absolument rien ne peut justifier l'immobilisme actuel.

Je lance donc aujourd'hui un appel solennel aux deux facultés de théologie pour qu'elles se concertent, afin de faire des propositions concrètes pour l'accueil de la filière d'islamologie et de théologie musulmane dès la rentrée prochaine 2000-2001, parce qu'il faudra bien que cette filière soit rattachée à une instance existante, en attendant qu'elle devienne indépendante pour former une faculté, et je n'imagine pas qu'elle soit rattachée à la médecine, à la psychologie ou à la philosophie. Je fais confiance à l'imagination de nos deux doyens et du président de notre université pour trouver les solutions institutionnelles les plus adaptées.

Le lieu d'implantation de la filière d'islamologie et de théologie musulmane sera le Palais Universitaire, pour des raisons évidentes. Il me semble éminemment souhaitable que les étudiants en théologie, quelle que soit la théologie qu'ils étudient, ne se replient pas frileusement chacun sur sa théologie. Il faut des lieux de rencontre, ce sera essentiellement la bibliothèque des théologies, et des passerelles: ces passerelles sont les cours d'histoire des religions qui seront données dans les 3 facultés ou filières de théologie, le cours d'introduction à l'islam qui est donné aux étudiants de théologie protestante (et j'espère aussi un jour aux étudiants catholiques) et le cours d'introduction au christianisme et au judaïsme qui sera donné aux étudiants musulmans.

Chers amis,

Le 3ème millénaire sera le millénaire du dialogue entre les les grandes religions du monde. J'aimerais que le Palais Universitaire où ont enseigné il y a un siècle Theodor Nöldeke, Enno Littmann, Carl Brockelmann et Julius Euting, dont avons célébré le 11 juillet dernier le 150ème anniversaire de la naissance et qui a été l'un des premiers Européens à explorer l' Arabie , soit le pôle par excellence et le pôle d'excellence de ce dialogue des théologies et des religions.

Cela ne dépend que de nous.

Voilà le vœu le plus cher que je forme lors de la dernière rentrée universitaire de ce millénaire et à l'aube du 3ème millénaire,   qui va s'ouvrir avec le prochain ramadan !

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Francité