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CONSIDERATIONS SUR LES TRADUCTIONS OCCIDENTALES DU CORAN ET, EN PARTICULIER, SUR DEUX TRADUCTIONS EN ITALIEN

 

 

 

 

par Guido BELLATTI CECCOLI

 

 

 

 

" Celui qui s’ouvre un chemin pour chercher un savoir,

Dieu lui ouvrira un chemin vers le Paradis."

 

 

 

La traduction d’un texte sacré

 

Réaliser une bonne traduction est presque toujours un exercice difficile, quel que soit le type de texte à traduire. Il s’agit de se rapprocher le plus possible de la signification et du style originels, en franchissant les barrières linguistiques et culturelles. Le message contenu dans le texte à traduire est, à la base, influencé par le milieu social où il naît, et durant sa transmission ou sa réception il subit des influences variées qui risquent de le déformer à chaque instant.

 

Le premier destinataire du message (le spécialiste), porteur de certaines valeurs sociales et culturelles, adapte donc le message aux caractéristiques et aux exigences (vraies ou seulement supposées) du destinataire ultime (le lecteur), non spécialiste en la matière.

 

Ceci vaut surtout pour la traduction des textes " profanes ", puisque les Textes sacrés contiennent des messages universels dont les traits fondamentaux sont pleinement compréhensibles par les lecteurs, malgré leurs différences culturelles. Toutefois, les difficultés demeurent. En particulier, la traduction du Coran est soumise à un présupposé, à savoir un cadre incontestable dans lequel la communication doit nécessairement s’inscrire, et qui devrait, en principe, être accepté par celui qui traduit.

 

Ce présupposé est donc le suivant : dans le Coran, un seul Dieu parle et fait des choix qui concernent tous les hommes. Dieu est donc le " Locuteur-Auteur ", " sujet grammatical, logique et psychologique de tous les énoncés " Et sans cette base, nous assistons à une série interminable de controverses.

 

 

 

LA VISION DES ORIENTALISTES

 

Dans le passé, comme de nos jours, plusieurs critiques ont été adressées aux "orientalistes" (chercheurs occidentaux qui se penchent sur les différents aspects de l’Orient) qui n’acceptent pas, selon certains observateurs, le présupposé cité ci-dessus, et se limitent donc à une analyse trop superficielle et occidentalisée du Texte coranique.

 

Ainsi, lorsque l’Orientaliste porte une appréciation sur l’autre (l’Oriental en général, et le musulman dans notre cas), il le considère inférieur (et non simplement différent) et le juge avec les mêmes critères qu’il applique à lui-même.

 

Selon Edward SAÏD, spécialiste palestinien qui partage cette vision critique, cela est dû au fait que l’Orientalisme n’est rien d’autre qu’ " un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient ". L’esclavagisme et le colonialisme sont donc à considérer parmi les forces motrices d’une réalité économique, sociale et politique qui est l’expression d’une suprématie culturelle (occidentale) hégémonique.

 

Et l’Orientalisme n’est qu’un " exemple éloquent " du discours colonialiste. SAÏD précise ensuite que l’Orientalisme a plus de valeur comme signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci (sous forme universitaire ou savante).

 

L’Occident crée donc un Orient à sa façon, et il en fait une " incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois ". En somme, l’orientalisme nous apprend bien peu de choses sur l’Orient, mais beaucoup sur l’Occident, et le portrait de l’autre se révèle être, en réalité, " tantôt une caricature, tantôt un complément de notre propre image [d’Occidentaux] ".

 

Il est intéressant de noter combien certains jugements (même "positifs") d’orientalistes très connus peuvent faire l’objet de la critique de SAÏD. Johann Gottfried HERDER (1744-1803), par exemple, affirme que les Arabes, " depuis la nuit des temps, ont été porteurs de concepts sublimes " et sont " pour la plupart, des individus solitaires et romantiques ".

 

Georg Wilhelm Friedrich HEGEL (1770-1831), en outre, soutient que " l’enthousiasme " est, pour les Arabes, d’une importance fondamentale et essentielle pour véhiculer de façon efficace le concept d’unicité de Dieu et l’idée d’universalité. Mais dès que cet enthousiasme disparaît, tout s’achève; par conséquent - toujours selon HEGEL - "l’Islam a disparu depuis fort longtemps du plan de l’histoire du monde, et il est tombé dans l’inertie et la tranquillité orientale".

 

Globalement, une telle vision unilatérale et très discutable, exotique et romantique, a laissé des traces profondes dans l’approche occidentale du monde arabe (souvent assimilé au "monde musulman"), et continue aujourd’hui d’avoir des effets évidents.

Il faut préciser que l’Orientalisme n’est pas très apprécié par certains islamologues contemporains - comme TALBI - notamment parce qu’il limite le Coran à une production socio-culturelle (historiquement figée) dont l’auteur serait, non pas Dieu, mais un homme, Muhammad. Ce dernier serait en fait, selon certains orientalistes, un imposteur sans scrupules ou bien un stratège génial qui croyait, en toute bonne foi, être " inspiré " par Dieu. En somme, le Coran ne serait que le fruit des influences judéo-chrétiennes dont Muhammad aurait bénéficié.

 

Cette thèse serait reprise et développée dans Geschichte des Qorans (Histoire du Coran, 1860) de Theodor Nöldeke, considérée par beaucoup de spécialistes comme " la Bible de l’Orientalisme " et qui a donc influencé un grand nombre de chercheurs occidentaux.

 

A la lumière de ce qui précède, nous pouvons mieux comprendre comment certains orientalistes seraient arrivés jusqu'à dénigrer l’objet même de leurs études. Ainsi, T. NÖLDEKE a affirmé, en 1887, sa " piètre opinion " des peuples orientaux. Ce grand orientaliste allemand a dû certainement être de ceux qui ont influencé l’œuvre du Français Régis BLACHERE (1900-1973), Professeur de langue arabe et auteur d’une célèbre traduction du Coran.

 

D’ailleurs, certaines affirmations de BLACHERE nous confirment ce point, notamment lorsqu’il suggère que grâce à NÖLDEKE, " il est désormais possible (...) d’exposer à un lecteur non averti ce qu’il doit savoir du Coran afin de pouvoir le comprendre dans sa spécificité ". De plus, la " magistrale " histoire du Coran de NÖLDEKE est décrite comme

" un ouvrage capital sur l’histoire du Coran, la formation de la Vulgate et les problèmes d’exégèses ".

 

Puis, nous pouvons constater que BLACHERE - comme l’explique TALBI, qui a suivi ses cours à la Sorbonne et qui l’a connu personnellement - ne se considérait pas athée, mais plutôt agnostique, et son rationalisme l’amenait à critiquer la religion, car elle est, selon lui, un phénomène " métaphysique ". A cela, TALBI réplique que la foi, bien que non rationnelle, ne va pas non plus " contre la raison ".

 

BLACHERE a réalisé une traduction du Coran (en reclassant d’abord les sourates chronologiquement dans l’édition de 1949, puis en les plaçant dans leur ordre habituel dans l’édition de 1957), qui est considérée comme étant assez littérale et, donc, très proche du Texte arabe. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il a été apprécié par certains et critiqué par d’autres. Mais en tout cas, aucun chercheur ne peut se permettre d’ignorer son œuvre. En Occident, en particulier, beaucoup de spécialistes se réfèrent souvent à son travail, et s’en inspirent même.

 

Alessandro BAUSANI, auteur italien de la traduction du Coran sur laquelle nous nous pencherons plus loin, en est un exemple éloquent.

 

D’ailleurs, BAUSANI lui-même affirme, dans son introduction, qu’il s’est amplement servi de l’œuvre de l’orientaliste français qu’il considère comme étant scientifiquement riche, et cite son auteur à plusieurs reprises dans ses commentaires et notes concernant sa traduction.

 

En effet, dans son introduction, BAUSANI cite BLACHERE à sept reprises, lui reconnaissant un " esprit équilibré " (pages XXXIV et XXI) et l’admirant pour avoir mis à profit toutes les recherches précédantes (page XLVII), réalisant ainsi " un recueil très utile et récent de la meilleure exégèse orientale et occidentale " (page LXXVI).

 

Du reste, l’admiration semble être réciproque puisque BLACHERE cite dans son ouvrage " Le Coran " de 1973, la traduction italienne de BAUSANI, la qualifiant de " savamment annotée " (p. 12).

 

 

 

LES TRADUCTIONS EUROPEENNES DU CORAN

 

Les traductions du Coran, en Occident, ont commencé à être réalisées très longtemps après l’Hégire ( début de l’ère musulmane, an 632 après J.C.).

 

La première traduction, en effet, a été rédigée au début du XIIème siècle (donc un demi millénaire après la Révélation coranique), en latin, par Robert de Kennet (ou Ketton, ou Ketene, selon les diverses sources) à la demande de Pierre le Vénérable, Abbé de Cluny.

 

Il fallut ensuite attendre six autres siècles avant de voir paraître une deuxième traduction en latin, " Alcorani textus universus ", réalisée par le religieux orientaliste Ludovico MARRACCI (Marraccus), accompagnée de ses célèbres " réfutations " (" Prodomus ad refutationem Alcorani ").

 

En effet, à la lecture de ces " réfutations ", on comprend aisément que le véritable but du chercheur toscan était de confirmer et renforcer la méprisante condamnation chrétienne de l’Islam, considéré comme une ignoble hérésie et ne méritant que le pire des châtiments de l’inquisition romaine.

 

Cette vision, commune à MARRACCI et à l’Abbé de Cluny et partagée par des générations entières de chercheurs chrétiens, sera lentement et difficilement révisée au cours des siècles.

 

Cela dit, nous constatons à l’heure actuelle que, malheureusement, et malgré les progrès accomplis, certains spécialistes nourrissent vis-à-vis du Coran, un sentiment très négatif, et, dans les meilleurs des cas, le " tolèrent " comme une sorte de bourgeon du grand arbre judéo-chrétien.

 

Les oeuvres de R. de KENNET et de MARRACCI ont cependant le grand mérite d’avoir pris comme source directe le Texte arabe, tandis que plusieurs traductions européennes du XVIIème siècle - en italien, allemand, hollandais et anglais - ont été rédigées à partir de ces deux traductions latines (ou bien à partir de la traduction " directe " du Français André du RYER, L’Alcoran de Mahomet translaté d’arabe en françois, publiée en 1647 à Paris).

 

La première version italienne du Coran, basée sur le travail de R. de KENNET, semble être l’œuvre de Andrea ARRIVABENE : L’Alcorano di Macometto (Venise, 1547).

 

Aujourd’hui, en revanche, de nombreuses traductions en italien sont disponibles. Outre celles de BAUSANI et de GUZZETTI (sur lesquelles je vais me pencher), il faut citer les Cela dit, nous constatons à l’heure actuelle que, malheureusement, et malgré les progrès accomplis, certains spécialistes nourrissent vis-à-vis du Coran, un sentiment très négatif, et, dans les meilleurs des cas, le " tolèrent " comme une sorte de bourgeon du grand arbre judéo-chrétien.

 

Les oeuvres de R. de KENNET et de MARRACCI ont cependant le grand mérite d’avoir pris comme source directe le Texte arabe, tandis que plusieurs traductions européennes du XVIIème siècle - en italien, allemand, hollandais et anglais - ont été rédigées à partir de ces traductions de L. BONELLI, M. MORENO et F. PEIRONE (qui ne font pas l’objet de ce travail).

 

En général, les traductions européennes (y compris celles de BLACHERE, de BAUSANI e de GUZZETTI) sont basées sur le Texte arabe publié au Caire par le Roi FOUAD en 1923.

 

 

 

LES TRADUCTIONS ITALIENNES DE BAUSANI ET DE GUZZETTI

 

Dans cet article, je me limiterai à une analyse de l’introduction de la traduction de BAUSANI (et non de son œuvre entière), et donc de la manière dont le Coran est présenté aux lecteurs italiens.

 

A cela, j’ajouterai quelques considérations sur la traduction de certains versets, ou sur des notes et des commentaires relatifs à des aspects spécifiques. Parallèlement, je traiterai la traduction de Mario Cherubino GUZZETTI.

 

Toute introduction à la traduction du Coran est très importante pour ceux qui s’apprêtent à le lire pour la première fois, et à plus forte raison pour ceux qui ne possèdent pas de connaissances approfondies en la matière. On doit, en particulier, prendre en compte la culture judéo-chrétienne à laquelle appartient le lecteur occidental (italien dans notre cas), qui est souvent porteuse de préjugés et de méfiance très ancrés vis-à-vis du monde islamique (et surtout dans ses composantes turque et arabe).

 

A l’héritage des Croisades en terre Sainte et à l’influence de la culture colonialiste, s’ajoutent des jugements exprimés en Occident à l’encontre de certains problèmes actuels qui affligent le " monde islamique ", où violence et terrorisme (infligés à des fins politiques) sont souvent injustement attribués et " légitimés ", par les auteurs de ces actes et les observateurs occidentaux, comme une expression réelle de la religion musulmane, même quand elles vont visiblement à l’encontre de celle-ci.

 

A mon humble avis, ces barrières culturelles pourraient être brisées si on présentait le Coran au lecteur occidental tel qu’il a été conçu et tel qu’il est vécu par des millions de musulmans, à savoir comme la parole authentique de Dieu et comme continuité et conclusion de la tradition monothéiste (juive et chrétienne), dans laquelle le Prophète Muhammad, annoncé déjà dans la Tora et les Evangiles, vient terminer la lignée prophétique depuis Abraham. On devrait également faire constamment référence à la vocation universelle de l’Islam, au concept rigoureux de l’unité de Dieu, et aux valeurs de solidarité, fraternité, égalité, tolérance et respect de l’individu (valeurs que nous retrouvons, mutatis mutandis, dans les autres religions monothéistes).

 

Présenter le Coran de cette façon, dans la traduction, les notes et les commentaires, pourrait donc favoriser un véritable dialogue culturel et religieux, fondé sur le respect de l’autre.

 

L’introduction de BAUSANI est composée de 62 pages très denses, qui pourraient, à elles seules, constituer une œuvre. Dès la première page (XVII), une grande importance est accordée aux " influences chrétiennes " qui atteignaient l’Arabie de Muhammad " par le Sud " et " par le Nord ", ainsi qu’au poids exercé par les diverses " colonies hébraïques " (sans oublier l’héritage païen et polythéiste).

 

Ces influences (chrétiennes surtout) parvenaient cependant de façon imprécise : par exemple, les Arabes avaient des " idées et informations plutôt vagues " sur la question de la Trinité chrétienne.

 

Ainsi, en lisant cette présentation de BAUSANI, il devient évident que l’auteur du Coran serait Muhammad, puisque ce Texte serait le fruit d’une révision et d’une réécriture des Textes sacrés juifs et chrétiens. Mais, du fait que cette reformulation soit complètement humaine, elle serait donc entachée d’erreurs de connaissance et d’interprétation. Selon BAUSANI (page XXIV), Muhammad connaissait les Textes sacrés de manière " imprécise ", mais toutefois " étonnante en comparaison au niveau moyen de la culture locale ".

 

On pourrait donc croire que le Coran devient, selon cette approche, non seulement un plagiat des Textes judéo-chrétiens, mais un mauvais plagiat, dû à l’ignorance de son auteur. Il est évident qu’une telle interprétation n’est nullement acceptable pour les musulmans, même les plus modérés.

 

De la même manière, GUZZETTI suppose que le Coran est l’œuvre de Muhammad, imprégnée des influences judéo-chrétiennes mal comprises. Ainsi, le spécialiste italien affirme dans son introduction, par exemple, que le " concept coranique de la Trinité n’a rien à voir avec le vrai dogme chrétien " car le Coran, en réalité, se référerait à la Trinité comme " Dieu le Père, Marie et Jésus " (mariolatrie) et dans le langage coranique il serait également précisé que " l’expression Fils de Dieu implique une concrétisation physique des rapports charnels [sic], qui est diamétralement opposée à la conception chrétienne ".

 

Toujours selon GUZZETTI et en parallèle avec la pensée de BAUSANI, les divergences entre les thèses coranique et chrétienne seraient donc simplement dues à Muhammad et à sa méconnaissance de la théologie chrétienne. Cependant, nous avons des raisons d’infirmer cette opinion : en effet, GUZZETTI fonde ses affirmations sur le verset 116 de la sourate 5 du Coran, lorsque Dieu demande à Jésus : " c’est bien toi qui a dit aux hommes, " prenez moi et ma mère comme deux dieux à côté de Dieu " ? ", qu’il utilise ensuite, par analogie, pour interpréter une série de parties du Texte coranique qui traitent de la Trinité ou de l’unicité de Dieu. Mais il faut observer, à ce propos, que le verset cité (S.5, V.116) est le seul de tout le Texte à traiter explicitement de la "Trinité mariolatrique" dont parle GUZZETTI.

 

Dans tous les autres versets qu’il cite (S.4, V.171; S.5, V.73; S.19, V.88-92; S.112, V.1-4), non seulement Marie n’est jamais considérée comme élément de la Trinité chrétienne, mais - au contraire - nous constatons aisément la négation absolue de toute forme d’association à Dieu (voir, par exemple, la s.112, v.1-4).

 

Par conséquent, l’interprétation de GUZZETTI, selon laquelle le verbe " engendrer " devrait être interprété seulement dans son sens " physique et charnel " n’est pas convaincante. Cette interprétation (applicable peut être à S.6,V.100-102), nous paraît en tout cas trop excessive et réductrice pour être appliquée à la sourate 112, qui exprime une véritable proclamation de l’unicité de Dieu - comme GUZZETTI lui même reconnaît - et qui a une valeur et une portée qui vont bien au-delà du sens " charnel ".

 

Il suffit de penser, pour réaliser l’ampleur de la conception musulmane de l’unicité de Dieu, que dans chaque prière canonique, le croyant affirme résolument qu’ " il n’y a d’autre divinité que Dieu " (La ilaha illa Llàh) et que " rien ni personne ne peut être associés à Lui " (Là charika lahou). Par conséquent, toute forme d’association à Dieu, de multiplication ou de " division " du concept de Divinité (bithéisme, polythéisme, trinité, idolâtrie, etc...) sont inacceptables dans l’Islam.

 

Pour confirmer ce qui précède, nous pouvons citer, par exemple, l’œuvre d’un islamologue français, Eric GEOFFROY, qui nous explique dans un récent ouvrage sur Cheikh ARSLAN, que l’unicité de Dieu (" tawhid ") ne peut être vraiment contemplée - selon les mystiques musulmans - qu’en niant la " Trinité " composée de " l’Unifié " (Dieu), " l’Unifiant " (le croyant) et " l’acte d’unification " (l’adoration humaine de Dieu). Une telle Trinité pourra être éliminée, et l’expérience du tawhid pourra donc être vécue pleinement, seulement par la négation de la présence humaine, et l’effacement du croyant en Dieu (fanâ).

 

Nous sommes donc très loin de la vision " charnelle " de la " Trinité coranique " suggérée par GUZZETTI.

 

De même, BAUSANI traite brièvement de la mariolatrie dans son commentaire de S.5 V.73 (p. 538), en disant que " la question fait l’objet d’interminables controverses " entre chrétiens et musulmans, et en affirmant que, selon ces derniers, " la vraie trinité chrétienne " serait, de facto, celle composée de Dieu, Jésus et Marie.

 

En plus de rappeler ce que j’ai expliqué plus haut à propos des affirmations similaires de GUZZETTI (plus marquées que chez BAUSANI), il est utile de préciser que le dogme chrétien du " Saint Esprit " n’a jamais été ignoré par les musulmans. Un tel concept, en fait, est fermement réfuté dans l’Islam pour ce qu’il représente dans la vision chrétienne. C’est à dire que la " vraie Trinité chrétienne " est tout simplement incompatible avec le Texte coranique.

 

Pour approfondir la connaissance du culte de Marie, BAUSANI renvoie ensuite à l’œuvre " problèmes de mariologie dans l’Islam " (1948, pp. 6 et suivantes) du Père franciscain Jean Muhammad Abd Al-Jalil, " converti de l’islam au christianisme ".

 

Pour revenir à la question initiale de l’acceptation (ou non) du présupposé de la traduction coranique (voir plus haut), je crois qu’il serait opportun de reprendre un instant le discours sur la nature, l’essence même du Coran, sa perception et ses conséquences sur les traductions occidentales. Car de nombreux Orientalistes sont convaincus, au fond, que le Coran est une œuvre humaine (écrite par Muhammad) et non divine. Pourtant, nous avons vu que l’acceptation - théorique du moins - de la thèse contraire permettrait d’éviter un grand nombre de conflits, car ainsi faisant le Texte coranique, et plus généralement l’Islam, seraient probablement mieux compris et expliqués.

 

Reconnaître la nature divine du Coran - dans sa structure théorique de fond - aurait comme avantage de donner au lecteur occidental une présentation de la traduction plus conforme à l’esprit du Texte Sacré, sur lequel s’est bâti le monde musulman depuis quinze siècles. Cette démarche scientifique permettrait au chercheur occidental d’approcher l’Islam également de l’intérieur et d’avoir ainsi - outre la vision occidentale - une approche que nous pouvons définir, par opposition, comme orientale (vision qu’il n’est pas possible d’acquérir en appliquant à l’Islam les paramètres purement européens et atlantiques).

 

Par ailleurs, BAUSANI s’inscrit dans le courant de pensée orientaliste, comme nous pouvons le constater dans son introduction à sa traduction. Dans cette introduction, en fait, après avoir dûment précisé que pour un musulman, il serait blasphématoire de reconnaître Muhammad comme étant " l’auteur du Coran ", BAUSANI affirme, tout de suite après, que le Coran est une source de connaissances sur la vie de Muhammad car il contient des références " autobiographiques " du Prophète lui-même.

 

BAUSANI ajoute même que les " sources du Coran " sont " l’Ancien et le Nouveau Testament, bien qu’ils n’aient probablement pas été connus directement de Muhammad, ainsi que les légendes chrétiennes et juives non canoniques (apocryphes, Talmud, etc.), le monde socio-religieux du paganisme pré-islamique, et des éléments iraniens manichéens et zoroastriens introduits par plusieurs voies " (page LXII).

 

BAUSANI poursuit donc en dressant une liste de versets coraniques qui auraient été " puisés " (sic) de l’Ancien Testament, des " Apocryphes chrétiens ", du Talmud, du monde païen pré-islamique, etc..

 

Ce qui précède relève d’une analyse qui a pour but de montrer le Coran comme une œuvre littéraire (ou poétique) purement humaine et soumise à des influences humaines. Il ne faut donc pas s’étonner si une telle analyse n’est guère acceptée par les musulmans.

 

Il faut en outre préciser que BAUSANI défend " l’authenticité " du Coran, tout simplement parce qu’il conçoit que c’est Muhammad qui est à l’origine du Texte. En d’autres termes, il affirme que c’est bien Muhammad qui prononça le contenu du Coran, mais cela ne prouve en rien sa nature divine.

 

Ainsi, il affirme que les révélations de certains Versets coraniques ont été des conséquences de situations politiques, militaires ou sociales, historiquement déterminées, gérées par le Prophète-Chef militaire ou par le Prophète-Chef d’Etat (voir ci-dessous la référence à la page XXXIII).

 

Le spécialiste italien affirme également que " ce qui irritait le plus Muhammad était, semble-t-il, l’exagération " (page LXI). Pourtant, le verset auquel se réfère explicitement BAUSANI (6,141: " Dieu n’aime pas celui qui excède dans la prodigalité ") est très clair: Dieu lui-même, et non le Prophète, exprime la condamnation d’une certaine forme d’exagération. Même dans ce cas de figure, le précepte divin (" ne pas exagérer dans la prodigalité ") est réduit par BAUSANI à un ordre purement humain du Prophète, " irrité " par l’exagération de ses concitoyens dans leurs actes de prodigalité.

 

Au vu de ce qui précède, nous sommes amenés à nous poser la question suivante : comment est-il possible, dans cette optique occidentale, d’expliquer la production du Coran sans traiter ouvertement Muhammad d’imposteur ou de fou visionnaire ?

 

BAUSANI parle d’ " expériences théopathiques " du Prophète, qui lui paraissent " sincères " ; il cite notamment la rencontre entre Muhammad et l’Ange Gabriel, rapportée par Ibn Ishaq-Ibn Hisham, lorsque Gabriel lui ordonne de lire et lui dévoile qu’il est l’envoyé de Dieu (page XXV. Voir à ce sujet 96,1-5).

 

Comme nous l’avons vu plus haut, BAUSANI, certes, croit en " l’authenticité " de cette rencontre, dans le sens où Muhammad aurait véritablement relaté, en toute bonne foi, avoir vécu cette expérience ; mais il ajoute que Muhammad ne rapportait que ce qu’il croyait être la vérité. Cette interprétation reste donc tout à fait compatible avec l’idée d’un Coran " créé " par Muhammad car même si ce dernier était en proie à des expériences mystiques, cela ne donne pas d’éléments suffisants pour soutenir la divinité du Texte.

 

Il semble aussi que de telles expériences n’étaient pas toujours à la base des révélations coraniques, qui seraient ainsi issues de raisons d’opportunité politique. A la page XXXIII, par exemple, BAUSANI soutient que Muhammad - et non Dieu [S.2, V.142-150] - aurait décidé de changer la direction de la prière de Jérusalem à la Mecque pour accorder plus d’importance à cette dernière et obtenir ainsi la sympathie de la nation arabe. Selon BAUSANI, une telle décision aurait été prise suite à " l’hostilité des Juifs " et à l’ " espoir perdu de les convaincre que l’Islam n’est qu’un judaïsme confirmé et perfectionné ". En somme, il aurait changé la direction de la prière simplement parce qu’il n’avait pas réussi à les convertir à l’Islam.

 

En lisant BAUSANI, le Coran apparaît donc comme l’œuvre d’un Muhammad motivé par des ambitions purement humaines et surtout par une grande soif de pouvoir.

 

Sur l’ " authenticité " de la révélation coranique GUZZETTI a des opinions qui rappellent celles de BAUSANI, puisqu’il parle d’ " inconscient " et de " messages auditifs, visuels ou intellectuels de l’au-delà ". Messages qui seraient " sincères ", mais qui demeurent le fruit de l’inconscient de chaque individu. Ainsi, selon GUZZETTI, " Mohamed pouvait être convaincu d’avoir vu et entendu les êtres surnaturels qui lui avaient été décrits par les juifs et les chrétiens ".

 

D’autre part, vues les incertitudes relatives aussi à une bonne partie des ahadith, nous lisons avec perplexité que selon GUZZETTI " certaines révélations correspondent trop bien à ce que le Prophète pouvait déclarer ": un tel hadith est donc utilisé pour mettre en question la sincérité de Muhammad et, par conséquent, l’origine divine du Coran.

 

Pourtant, cela reste parfaitement cohérent selon une certaine vision occidentale (judéo-chrétienne, mais aussi athée et agnostique) du Texte fondamental de l’Islam ainsi que du rôle joué par Muhammad.

 

Cela dit, pour en revenir à nos deux traducteurs italiens, nous pouvons ajouter que GUZZETTI a sans aucun doute subi l’influence de BAUSANI (malgré les différences qui les séparent), comme il est prouvé, par exemple, dans la similitude frappante entre le paragraphe 8 de l’introduction de GUZZETTI (cit., p. 14), sur le " problème de l’art dans le Coran ", et ce qu’a écrit BAUSANI au même sujet (voir page LXIV).

 

Néanmoins, une différence intéressante existe entre la traduction de Régis BLACHERE et celles des deux spécialistes italiens. Il s’agit de la question du nom de Dieu, traduit par BAUSANI et GUZZETTI par le mot " Dio ", tandis que BLACHERE et d’autres (comme MONTET, BELL, DAWOOD, ALI, CHOURAQUI) gardent le terme arabe Allah dans leurs traductions en langue française ou anglaise.

 

Cependant, de nombreux islamologues considèrent qu’il est plus juste de traduire le terme " Allah ", en utilisant les traductions " Dio ", " Dieu ", " God ", etc., puisqu’il s’agit du même Dieu pour les chrétiens, les juifs et les musulmans. Cette thèse a été confirmée par le Concile Vatican II, selon lequel " les musulmans, en affirmant leur foi en Abraham, adorent comme nous un Dieu unique, miséricordieux, qui jugera les hommes le jour dernier ".

 

Maintenir le terme Allah - comme le fait BLACHERE - pourrait, en revanche, suggérer l’existence d’une différence substantielle entre le Dieu musulman (Allah) et le Dieu judéo-chrétien, contrairement à ce qui est affirmé aussi dans le Coran.

 

Mais, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès en niant, à l’inverse, les différences existant entre les religions monothéistes au nom d’un pseudo-œcumenisme qui, en voulant à tout prix concilier l’inconciliable, se révèle être, purement et simplement, du syncrétisme religieux.

 

En outre, certains spécialistes chrétiens (comme C.GEFFRE, Giulio BASETTI-SANI, Georges TARTAR) ont même tenté - en faisant référence, souvent, au Concile Vatican II - de créer " une nouvelle théologie chrétienne des religions non-chrétiennes, dont l’Islam ". Grâce à une analyse pointue de ce phénomène, TALBI nous explique comment l’attitude des penseurs chrétiens non favorables à l’Islam est passée de la vision d’un Coran imposteur et plagiaire, à une vision nouvelle axée sur l’espoir d’une récupération, voire d’une appropriation de l’Islam par le christianisme.

 

Par ailleurs, nous pouvons faire une autre observation sur un aspect spécifique de la traduction de BAUSANI relative aux Versets qui font référence à la sexualité des végétaux : 20,53; 22,5; 31,10; 13,3; 36,36. A ce propos, nous remarquons que BAUSANI utilise, dans la traduction de ces versets, le terme " espèces " (de plantes), au lieu de " couples " ou " éléments de couple ", bien que ces derniers soient des termes plus conformes au terme arabe (zawj, pl. azwâj).

 

En fait, une telle version (avec les mots " couples " ou " éléments de couple ") risquerait de laisser perplexe les exégètes qui considèrent le Coran comme une œuvre purement humaine; en effet, la sexualité des végétaux n’a été découverte par la science botanique que plusieurs siècles après la révélation coranique. BAUSANI utilise probablement la traduction " espèces " en s’inspirant de la traduction de BLACHERE.

 

Il faut noter que ce dernier préfère utiliser le terme " espèces ", pourtant moins fidèle à la signification originale, bien qu’il soit considéré par de nombreux spécialistes comme l’un des traducteurs les plus respectueux du Texte arabe (voir plus haut).

 

En revanche, Guzzetti, pour des raisons que j’ignore, utilise le terme " couples " dans Coran 36,36 et 13,3, tandis qu’il réserve le mot " espèces " à 20,53 ; 22,5  e 31,10.

 

Pour finir, j’ajouterai que dans l’introduction et les notes de BAUSANI, nous rencontrons parfois des mots ou phrases en langues mortes ou étrangères (non traduites) qui risquent de rendre la compréhension du Texte encore plus difficile pour le lecteur italien. Je me réfère, en particulier, aux points écrits en allemand (pages XXXIX e LXVI), en arabe (translaté phonétiquement en caractères latins, page XLVIII), en français (page LXV), en latin (page LV et LXXVIII), et en grec ancien (en caractères grecs, pages 553 et 681, en référence à ce qui a été écrit à la page XXXIII, sur l’annonce de la venue de Mohamed dans la Tora et les Evangiles).

 

L’introduction et les notes de GUZZETTI, en revanche, ne présentent aucun problème de compréhension, et son volume est enrichi d’une carte géographique de la péninsule arabique, d’un plan des lieux de pèlerinage, d’un glossaire et d’une photo de la mosquée de la " Ka’ba " à la Mecque.

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